Dégueulasse : il ne me vient pas d’autre mot, en tout cas pas de plus poli, pour qualifier la « une » du Nouvel Obs : sous le titre « La haine » (quel sens de la formule !), le magazine qui aime les listes épingle, à côté des trombines de Dieudonné et de son fournisseur d’idées pourries, Alain Soral, celle d’Eric Zemmour. Seulement, on voit les coutures : 5 minutes pour les antisémites, 5 minutes pour les « islamophobes », c’est la preuve qu’on est de gauche, non ? Rappelons qu’on n’a jamais entendu Zemmour, ni aucun « islamophobe » supposé, souhaiter la mort d’un seul musulman et encore moins déplorer qu’ils n’aient pas été exterminés. Il estime, comme 70 % des Français, que certaines expressions de l’islam sont incompatibles avec nos usages. On peut être d’accord ou pas. Mais en traçant un signe d’égalité entre ses opinions et la vision paranoïaque du monde de l’équipe Dieudonné-Soral, les flics du Nouvel Obs ne combattent pas les premières, ils légitiment la seconde. Les dieudonnistes se plaignent en boucle de ce qu’on pourrait insulter les musulmans, mais rien dire sur les Juifs. Bien sûr c’est faux : d’une part, la critique d’une religion n’a rien à voir avec la haine obsessionnelle d’un groupe humain, d’autre part nul n’oserait proférer que, quand il voit Dieudonné, il se dit que l’esclavage, bon finalement…– et heureusement. Plutôt que de rappeler ces vérités, nos confrères montrent patte blanche : attention, on ne défend pas seulement les Juifs ! Le pire, c’est que cette saloperie (désolée, je n’ai toujours pas de mot plus poli) ne leur vaudra même pas de bonnes ventes.
Ce dégoûtant exercice de « deux poids-une mesure » a le mérite de nous rappeler que l’urgence n’est pas de désigner des coupables mais de comprendre ce qui nous arrive. Ce à quoi ne nous a guère aidé le défilé d’indignés de ces derniers jours, les uns favorables à la censure, les autres à la liberté, tous avec d’excellents arguments d’ailleurs. Et pourtant, c’est la question centrale: comment se fait-il que d’honnêtes citoyens, raisonnables, intégrés, diplômés, enseignants ou travaillant dans la com’, n’aient pas envie de se lever et de partir quand Dieudonné traîne Faurisson en pyjama rayé sur une scène ou quand il laisse entendre qu’il regrette les chambres à gaz ? Tous des salauds et des antisémites ? Allons donc, ils sont, dit-on et disent-ils, « contre le système ». Oublions qu’il y a beaucoup de juifs dans ce système-là. Le problème, c’est que nous y voyons une circonstance atténuante, comme s’il était forcément bon et intelligent d’être « contre le système ». Marine Le Pen est contre le système, Jean-Luc Mélenchon est contre le système, Anelka est contre le système. Nous avons encouragé ou toléré cette rhétorique du ressentiment qui infuse l’idée que les « riches » sont haïssables (sauf quand ils sont humoristes professionnels ou footballeurs) et qu’il y a des salauds derrière les malheurs de chacun. Ajoutez le complotisme ambiant et des tas de gens bien sous tous rapports finissent par croire que le réel c’est ce qu’on nous cache, et la vérité, ce qu’on nous interdit de dire. Au lieu de nous émerveiller quand des pseudo-sociologues déclarent la guerre aux « riches » ou qu’un responsable politique réclame un « coup de balai », nous devrions démonter sans relâche la faiblesse des slogans creux et des ritournelles binaires. Il est vrai que, si la progression du dieudonnisme dans des milieux supposément cultivés est l’un des symptômes les plus préoccupants de la catastrophe scolaire et de la dégradation du débat intellectuel, c’est loin d’être le seul.
Pour autant, on ne répondra pas à l’indigne « Dieudonné-Zemmour même combat ! » du Nouvel Obs par un stupide « Dieudonné-Mélenchon même combat ! » Le patron du Front de gauche n’est évidemment pas suspect d’antisémitisme ou de négationnisme. N’empêche, cet homme cultivé contribue à propager une vision simpliste du monde : qu’ils s’en aillent tous et tout ira bien ! Il ne devrait pas. En tout cas, l’indulgence générale pour ces argumentations indigentes qui divisent le monde entre exploités et exploiteurs, bons et méchants, victimes et bourreaux, a laissé le champ libre à toutes sortes de sottises. Applaudir Dieudonné quand on est du côté des opprimés mais qu’on a un boulot et un plan d’épargne-logement, c’est comme lire Stéphane Hessel : une façon de se racheter, de subir la domination par procuration. On achète ses indulgences en ricanant contre le système avant d’aller faire la queue devant l’Apple store.
Le refus généralisé d’affronter la complexité du monde a partie liée avec le triomphe des prêchi-prêcheurs et de leur fausse morale – comme Marx parle de fausse conscience. Et quand la morale est partout, elle n’est nulle part. Le débat public devient un champ d’interdits qui peuvent vous sauter à la figure et ne frappent pas seulement des opinions que nous jugeons tous insoutenables, mais tout point de vue contrevenant à ce que Jean-Pierre Le Goff appelle le « gauchisme culturel », idéologie dominante, en tout cas dans les médias, propagée avec zèle par la gauche « terranoviste », multicul et libérée (ou en passe de l’être) de l’antique différence des sexes. Or le « politiquement correct » appelle le « politiquement incorrect », la transgression radicale. Quand il y a des vaches sacrées à tous les coins de rue, rien n’est sacré. Pour épater le bourgeois et éprouver le frisson du mal il faut aller aux extrêmes – en l’occurrence à Auschwitz si l’on peut dire. En somme, c’est la double-peine : nous vivons à la fois sous le règne d’une censure intellectuellement étouffante et à l’âge « la libération de la parole » – et pas de la plus reluisante.
Il faudrait aussi, pour finir, interroger les stratégies de lutte contre l’antisémitisme tendance négationniste. La loi Gayssot prétendait neutraliser Faurisson : 25 ans plus tard, on a M’bala M’bala. Autrement dit, non seulement, ça n’a pas marché mais ça a sans doute aggravé les choses, d’une part en lançant la funeste compétition des victimes, de l’autre en nourrissant l’idée que les Juifs bénéficiaient d’un privilège, preuve de leur puissance. Trente années de « devoir de mémoire », d’effroi, et de religiosité autour d’Auschwitz n’ont pas non plus fait reculer l’antisémitisme, qui s’est au contraire déployé sous une forme nouvelle, c’est-à-dire, en l’espèce, arabo-musulmane et post-coloniale. En réalité, en décrétant « l’unicité » de la Shoah, voire en accusant d’antisémitisme ceux qui osaient la contester, on a alimenté un déplorable « palmarès du malheur ». Que l’extermination des Juifs soit un séisme dans l’histoire et la conscience européennes n’aurait pas dû en faire un objet de culte. Parmi les lycéens qui applaudissent Dieudonné, beaucoup ont dû visiter le mémorial de la Shoah. Il faut croire que l’effroi et la vénération ne suffisent pas à faire transmission.
Face à un phénomène complexe, ambigu et angoissant, certitudes et affirmations péremptoires ne sont pas d’une grande aide. Condamnations outrées et trémolos non plus. Peut-être faut-il aller au contact, se bagarrer pied à pied, et même, n’en déplaise à notre ami Alain Finkielkraut, opposer l’humour au ricanement. En tout cas, il est temps de parler aux spectateurs de Dieudonné. Il teste nos limites : à nous de montrer que nous sommes les plus forts, c’est-à-dire les plus intelligents. En supposant que nous le soyons.
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