Directeur général de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration, Didier Leschi vient de publier Ce grand dérangement aux éditions Tracts Gallimard. Dans cet ouvrage salutaire, il y analyse notre rapport à l’immigration. Entretien.
Causeur. En nommant votre livre Ce grand dérangement, n’avez-vous pas craint d’être amalgamé au camp des adeptes de la théorie du grand remplacement?
Didier Leschi. Non parce que ce grand dérangement, c’est au sens où dès qu’on parle d’immigration, il y a une sorte de dérangement de l’esprit, ce qui fait que l’on perd la capacité de parler tout à fait clairement des choses. S’il s’agit en effet d’un renvoi en creux à cette théorie du « grand remplacement », c’est avec l’idée que lorsque l’on parle d’immigration, on a l’impression que, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, la passion, et même parfois la déraison l’emportent.
À vous lire, la France, n’a pas à rougir de la façon dont elle accueille ses immigrés…
Ce que je rappelle, c’est qu’il y a des immigrations de natures différentes. Ces dernières années, on a beaucoup polarisé les débats sur la demande d’asile mais notre particularité, c’est d’être depuis le milieu du XIXème siècle un grand pays d’immigration, qui en plus, octroie beaucoup plus facilement que d’autres la nationalité. C’est seulement à partir des années 2000 qu’en Allemagne que la nationalité s’ouvre par exemple. En Italie c’est aussi très récent. Chez nous c’est beaucoup plus ancien, il y a donc cette immigration de longue durée. Et il y a cette polarisation sur la demande d’asile. Là, on raisonne un peu à courte vue puisqu’au début des années 2000, la France était le premier pays d’Europe, en nombre, de demandes d’asile. Dans les crises aiguës, quand il y a des arrivées massives, les gens vont là où ils pensent que c’est le mieux pour eux. Je pense que le fond du débat ne doit pas porter sur la question du nombre, ceux qui se polarisent sur la question du nombre, qui font des calculs pour déduire qu’on a tant de réfugiés par tant de nombre d’habitants éludent les problèmes de fond qui sont les conditions économiques, sociales et culturelles de l’intégration.
Justement, vous avez parlé de l’acquisition de la nationalité française. Il y a encore trois ans, le niveau exigé de français pour avoir la nationalité était d’un niveau dit « B1 », soit un niveau intermédiaire, à l’oral uniquement. Qu’en est-il maintenant?
Désormais, c’est B1 à l’écrit également. Mais si l’exigence a été renforcée pour l’acquisition de la nationalité, nous n’avons pas la même exigence en matière de visa et de renouvellement des titres de séjour qu’en Allemagne par exemple. Notre particularité, c’est que pendant très longtemps, on s’est plus focalisé sur l’apprentissage des langues régionales que sur le fait que le français est indispensable pour l’intégration des immigrés.
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Est-on assez exigeant au niveau linguistique avec les nouveaux venus sur notre sol si l’on souhaite réellement les intégrer? Quand je donnais des cours dans ce cadre en Seine-Saint-Denis, le niveau requis pour le renouvellement des cartes de séjour de dix ans était situé à A2 seulement, ce qui est faible.
Je pense qu’on ne pose pas un niveau d’exigence suffisamment haut et qu’en conséquence, on ne favorise pas la volonté de l’effort. C’est un des sujets qui est devant nous. Ce sujet est amplifié par le fait que ces dernières années, on a vu arriver de plus en plus de personnes qui viennent d’espaces absolument non francophones ou qui n’ont pas d’histoire culturelle commune avec nous. En réalité, la question du nombre me semble secondaire par rapport au problème de l’approfondissement des écarts entre pays d’émigration et d’immigration.
Vous évoquez l’appropriation de l’histoire. Certains organismes, tels que l’association Pierre Claver, travaillent en ce sens mais ils ne sont pas nombreux. Comment faire pour que les nouveaux venus s’approprient notre histoire ?
Nous n’avons pas suffisamment réfléchi à ce problème. Pendant très longtemps, l’immigration en France était essentiellement composée d’Italiens, de Portugais et d’Espagnols. Malgré le problème de la langue, nous avions plein de référents culturels en commun tels que la littérature, le mouvement ouvrier ou la foi. L’Église a eu un rôle important dans l’accueil et l’intégration des Italiens. Au niveau de l’OFII, sans doute n’a-t-on pas mis à jour assez tôt nos programmes ce qu’on appelle « connaissance des valeurs de la République » par rapport à ces nouveaux publics. Dans la politique publique, il y a un retard d’adaptation du contenu de l’instruction civique par rapport à des publics qui sont aujourd’hui beaucoup plus éloignés de nous qu’ils ne l’étaient hier.
J’insiste, comment pourrait-on favoriser cette appropriation de notre « roman national », qui semble essentielle, d’autant plus pour des gens qui viennent de pays très éloignés culturellement tels que l’Afghanistan?
Ce n’est pas simple, je ne sais pas si le mot « favoriser » est adapté car en réalité, il faut voir au-delà. Il s’agit de voir comment faire en sorte qu’il y ait une appropriation réelle. Je suis intimement convaincu que cette appropriation réelle suppose que l’effort d’apprentissage soit valorisé. La délivrance du titre de séjour pluriannuel par exemple, devrait être beaucoup plus adossée à la vérification de l’appropriation d’un certain nombre d’éléments de notre culture et de notre histoire.
Dans son émission Répliques, Alain Finkielkraut vous a déjà embêté avec cet article d’un journaliste syrien relatant une journée de formation aux valeurs de la République lors du « Contrat d’intégration républicaine » dans un organisme travaillant pour l’OFII, et lors duquel une interprète franco-marocaine n’a pas caché tout le mal qu’elle pensait de la France tout en se vantant d’y toucher des prestations sociales…
C’est malheureusement vrai, mais il faut remettre cela dans le contexte, même si c’est inexcusable. L’OFII organise environ 500 000 journées comme cela par an! Et ce n’était pas une employée de l’OFII. Quand j’ai su cela, j’ai écrit immédiatement au directeur de l’organisme pour dire que je souhaitais que cette interprète ne soit plus utilisée pour les formations de l’OFII.
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Dans votre livre, vous semblez regretter la fin du service national, de la culture ouvrière et l’érosion du christianisme social. Comment pourrait-on renouer avec ce lien social perdu?
C’est un enjeu majeur de société. Notre propre affaiblissement sociétal est devenu un handicap à l’intégration des immigrés. Cet affaiblissement est lié à une disqualification de références qui étaient communes. Il est évidemment souhaitable que l’on arrive à créer à nouveau ce lien social. Est-ce qu’on peut? Je ne sais pas car je ne peux pas lire dans le marc de café.
Cela fait des années qu’on dit que notre système d’intégration est en panne, et vous le répétez fort justement dans votre livre. L’essentiel des flux migratoires venant du regroupement familial, l’heure n’est-elle pas venue d’y mettre fin?
Je pense que c’est une fausse question. Le vrai enjeu, c’est le découplage entre immigration et travail. Si l’immigration familiale qui arrive pouvait facilement s’intégrer au marché du travail, cela aiderait à l’intégration. Ce qui nous inquiète, ce sont les phénomènes de fermeture. À mon avis, ils ne sont pas liés au nombre. De plus, il faut savoir que la majorité du regroupement familial est composée des rapprochements de conjoints de Français. L’autre partie, celle qui concerne les résidents non Français, représente aujourd’hui autour de 15 000 personnes par an. Le problème du regroupement familial, il vient quand une partie du regroupement est dans une situation d’enfermement communautaire, indépendamment de sa nationalité.
Mais il y a des cas d’Orientaux présents depuis plusieurs années, qui ont fait de grands efforts d’intégration et lorsqu’une conjointe ou de la famille arrive du pays d’origine, ils sont à nouveau aspirés par leur culture d’origine!
Tout à fait, et c’est ce que je résume quand je dis que la particularité de la période, c’est que les écarts entre pays d’émigration et d’immigration se sont durcis, en particulier à partir de la conscience religieuse.
À ce sujet, comprenez-vous qu’une partie des Français ait peur d’une islamisation de la France accentuée par l’accueil d’immigrés venant de pays musulmans?
Il y a une crainte politique et sociétale qui est compréhensible puisque la pression islamiste est une pression extrêmement forte au niveau mondial. Il est donc légitime que des gens s’interrogent pour savoir si on va échapper ou non à cette pression.
Dans un sondage IFOP de décembre 2018, deux tiers des Français estimaient que l’immigration avait un effet négatif sur la sécurité. Y a-t-il un lien entre insécurité et immigration?
Il y a un lien, qui n’est pas automatique, entre situations sociales précaires et délinquance d’appropriation. En grande partie, cela est lié à l’absence de perspectives de travail. Dans certaines zones touchées par la désindustrialisation, il y a une, voire deux générations, où des personnes sont sans travail. Pour ces personnes, la perspective de ressources se fait par exemple avec la drogue. Mais il ne faut jamais oublier que le marché de la drogue, c’est un transfert de richesses entre les couches sociales aisées et les couches sociales pauvres, qui se passe en grande partie à partir de nos enfants. Ce transfert de richesses se fait aux dépens de tous et au profit de quelques-uns.
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Une dernière chose: un couple d’Iraniens dont l’homme s’est converti au christianisme a été condamné à mort en Iran selon leur avocat, l’homme pour apostasie, la femme pour adultère. Fin décembre, l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides) a refusé leur deuxième demande d’asile, ce qui a indigné leur avocat et une partie de l’opinion. Cette situation est-elle normale?
J’ai vu cela oui, mais je ne connais pas le dossier donc je ne peux pas me prononcer. Etre officier de protection à l’OFPRA demande une technicité extrêmement forte. C’est un métier très dur qui suppose une connaissance très forte des pays d’où viennent les demandeurs d’asile! Et tout l’enjeu est de protéger le droit d’asile, c’est-à-dire de faire en sorte que n’en profitent pas des gens qui n’en relèvent pas. La difficulté est que la connaissance intime des pays ne peut pas toujours s’appuyer sur des visites de terrain, on n’envoie pas facilement des agents vérifier des dires en Afghanistan, par exemple, et tous les Afghans qui demandent l’asile en Europe ne sont pas nécessairement anti talibans. Dans nombre de pays, on ne dispose pas de réseaux d’organisation par critères. Cette situation est très différente de celle de l’immigration espagnole après la guerre civile par exemple, où des partis républicains d’Espagne aidaient l’Office central pour les réfugiés espagnols à faire le tri.
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