Finalement, aussi déplaisante soit-elle, c’est peut-être la vérité que, dans le monde tel qu’il va, les Français doivent changer ? Peut-être l’ADN française est-elle incompatible avec le paradigme libéral qui domine à l’échelle planétaire ? Que faire, comme disait l’autre ?
Attention, il n’y a pas d’un côté le vilain « paradigme libéral » et puis nous de l’autre. Nous sommes en plein dedans, et depuis le début, mais nous avons toujours eu un rapport compliqué et conflictuel avec lui. Ses derniers développements ont ranimé en l’intensifiant ce vieux contentieux. Il est d’autant plus aigu que nous ne sommes pas à l’extérieur de ces développements. Ils nous traversent. Nous sommes même à l’avant-garde de certains d’entre eux. La France a fantastiquement changé depuis trente ans et les Français sont à cet égard dans une situation de porte-à-faux : sur beaucoup de points, ils chérissent des causes dont ils vomissent les conséquences. Ils veulent le maximum de droits individuels et toutes les libertés personnelles sans assumer le fait que, dans le monde où nous sommes, les marchés sont la seule façon d’assurer la possibilité d’existence simultanée de ces libertés. Ils n’assument pas plus, dans l’autre sens, ce qu’impliquerait leur refus du modèle du marché. Dans cette situation, la démarche serait de trier entre ce qui correspond à des évolutions fondamentales, qui doivent être intégrées, et ce qui relève d’un dogmatisme idéologique, à rejeter. La France devrait être à la pointe avancée de ce mouvement, compte tenu de ses gènes. Elle est plus disposée que n’importe quel autre pays à faire ce travail. Le drame est qu’elle préfère la protestation hystérique et la confusion. Cela notamment parce que personne ne se préoccupe beaucoup de ce travail du côté des élites.
Le divorce entre gouvernants et gouvernés est-il si nouveau ? La « trahison des élites » est une vieille histoire, voilà presque soixante-dix ans que Marc Bloch l’a étudiée.
Il est vrai que plusieurs épisodes antérieurs ont fait de ce divorce une maladie chronique de notre histoire. Il faut au moins remonter à la première Restauration arrivée dans les fourgons des armées d’occupation, ce qui n’est pas une situation optimale pour légitimer un pouvoir en place. Le deuxième épisode, qui n’est guère plus glorieux, c’est la Commune de Paris. De nouveau, les élites sauvent leur peau grâce à la complicité passive de l’armée prussienne qui laisse la république bourgeoise faire le sale boulot. Pour couronner le tout, survient le désastre de 1940 dont les élites dirigeantes sortent complètement disqualifiées. Le terme de « collaboration » dissimule encore l’ampleur des dégâts. Au-delà de ceux qui se sont ouvertement vendus à l’ennemi, les milieux dirigeants ont été globalement soupçonnés d’avoir préféré l’hitlérisme au Front populaire. Non sans raisons.
De ce point de vue, vous ne pouvez nier que le gaullisme marque une rupture. Et les gaullistes ont modernisé la France.
Le gaullisme a eu, en effet, l’extraordinaire vertu d’effacer ces ardoises successives en redonnant une légitimité à une droite moderne et modernisatrice, non compromise dans la collaboration et même très active dans la résistance. Bref, il a montré qu’il existait une autre droite hors de cette bourgeoisie réactionnaire d’une stupidité sans fond. (L’un des mystères de l’histoire de ce pays est la manière dont un crétin profond comme Maurras a pu, durant trente ans, passer pour un oracle auprès de la bourgeoisie). Les Gaullistes ont réussi la modernisation industrielle du pays grâce à une technocratie bienveillante qui a prouvé que les élites n’étaient pas systématiquement du côté de la trahison. Ajoutons-y la stabilisation du système politique, et on a pu croire, un moment, que les comptes d’un passé très chargé étaient soldés. Là réside le secret de l’unanimité rétrospective autour de Charles de Gaulle. Hélas, les plaies n’étaient pas encore cicatrisées. Cela dit, n’exagérons rien. Nous n’avons pas affaire aujourd’hui à la trahison des élites mais plutôt à leur démission, leur affaissement qui entraîne à son tour une décérébration du pays. Le discours public est d’une nullité ahurissante.
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