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Dialogue avec les spectres

Patrice Jean, héritier du fantastique Aymé


Dialogue avec les spectres
Patrice Jean. © François GRIVELET/Opale.photo

Le nouveau roman de Patrice Jean met en scène un héros mûr et cultivé qui promène un oeil désabusé et critique sur ce qu’est devenue l’humanité aujourd’hui. Jouissif.


« Seul a de l’avenir l’artiste que la critique juge inactuel ». Gómez Dávila nous avait prévenus. C’est dans cet inactuel furieusement plastifié que se débattent et luttent les personnages de Patrice Jean, comme des fourmis prises dans la bave « consciente » de l’époque.

Dans la Vie des spectres, nouveau roman jouissif, aussi spleenétique que fantaisiste, on retrouve le traditionnel héros Jeanesque (qu’on peut suivre par exemple dans Tour d’ivoire ou l’Homme surnuméraire), homme mûr et cultivé, un peu désabusé, aux prises avec les forces occupantes et dévorantes du Bien. De plus en plus inactuel dans cette nouvelle réalité, il mute en spectre de plus en plus invisible (surtout aux jeunes femmes) hantant des rues autrefois connues et dont il ne reste que certaines vieilles pierres pour s’accrocher et escalader ce qui nous reste de vie.

Dulac, brosseur de portraits dans un journal « Culture » (de gauche, forcément) et auteur d’un roman sans cesse inachevé, n’est plus compris par sa femme, son fils, son patron, nouveaux agents-collabos éhontés du progrès-compresseur en marche. Et quand bien même, taquin mais naïf, il s’amuse à démasquer leurs mensonges, supercheries, hypocrisies et bassesses, c’est lui encore et toujours le grand coupable, celui qui doit expier pour complaire à cette ultime humanité, moche car vengeresse, qui enfle et écrase ce qui reste du passé honni.

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Dulac vit quand même de sa plume, mais on le bride, on le censure, on l’émascule, on l’accuse même d’avoir viré sa cuti, lui l’ancien communiste dévoyé, nouveau coupable idéal et limpide, monstre à tout faire, bouc de l’Ancien Monde qui ose encore ramper dans les égouts de la ville nouvelle, celle qui milite en annulant, rêve en tabassant, et pardonne en condamnant, surtout ceux qui ont le toupet d’avoir, pour la énième fois, raison (« Truth is a white privilege »). Il ne lui reste comme débris que des fantômes d’amis, voire quelques mourants magnifiques, anciens camarades de classe moqués par le passé, et triomphants au présent, mais pour si peu de temps, la mort étant aux petits soins dans ce roman post-Covid.

Quelques visions romantiques s’incarnent encore au loin, à travers des vitres sales, dans le personnage d’une prof de lettres tout droit sortie d’un conte fabuleux, d’un rêve de beauté et de charme, aussi évanescent que ces songes dans lesquels on aimerait se blottir mais qui s’enfuient au moindre battement de paupières, comme ces âmes farouches qui pourrissent sous les fleurs des cimetières.

Les esprits s’étiolant, les mots se mettent à rouiller, et les humains piégés par Jean, héritier du fantastique Aymé, en perdent la parole. Seule solution (découverte par hasard), revenir à la littérature, la vraie, celle des poètes du temps glorieux où nous ramenait le génial essai du même Jean paru début 2024 : Kafka au candy-shop (Léo Scheer).

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Regain de vie, de passion, d’amour ! Tout le monde redécouvre et dévore les classiques, dans la rue, aux Abribus, aux terrasses ! La rage du progrès s’arrête enfin et nous fout la paix. Jean délire à fond, apaisé devant cette vision d’un peuple pour une fois éloigné des contingences, plongé dans l’eau cristalline des vers infinis, la poésie qui magnifie toute chose et réinvoque la magie cachée en chacun de nous. Les chancres buccaux – nouvelle vérole ! – disparaissent et la santé reparaît dans les corps. Le meilleur ami de Dulac retrouve ses envies libidineuses, et notre héros peut retourner à son curieux destin, regonflé à bloc par cette hypnose générale mais passagère qui aura ramené ses congénères vers le droit chemin, celui d’eux-mêmes, ce tunnel sombre qui attend au fond de chacun de nous pour mener les plus audacieux spéléologues aux portes de lumière.

Patrice Jean, un des derniers grands auteurs (de cette « zone » qu’on appelait France), cette race d’artistes en voie de disparition (comme les brebis landaises), poursuit sa magnifique œuvre vers la mort (quelle autre destination ?), celle qui absout et consacre. Il chevauche seul le train fou de la déchéance, la perte de tout espoir, de toute illusion, et cette œuvre de sincérité, d’humour (toujours léger et serein chez Jean), de beauté, ode aux spectres que nous devenons tous avec l’âge, restera impossible aux yeux pourris d’espoirs, mais ravira les cœurs rincés, tous les authentiques lecteurs épris de beauté mais fatigués d’exister en ces temps mous, tous ceux qui ont perdu l’adresse du quai, l’heure d’arrivée de la navette, l’emplacement du guichet, tous les malheureux oubliés du futur, ceux qui ne vivront plus jamais, mais sauront habiter ces phrases éternelles au style limpide qui fait de son auteur le logique descendant de Flaubert, style dont le Génie voyageur (Dieu ?) s’habille à chaque été, à chaque siècle du Temps qui ne meurt pas, et ne mourra jamais, tant que l’Homme écrira des histoires.

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Tourangeau de 42 ans, graphiste indépendant.

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