En France, la réflexion sur l’immigration est victime de deux tabous.
Le premier tabou est éthique. Selon la vulgate morale en vigueur, il existerait un consensus éthique pour admettre le droit inconditionnel d’un immigré à rejoindre un pays développé. Ne pas reconnaître ce droit serait crime de non-assistance à personne en danger. Or, comme l’a rappelé opportunément Christopher Heath Wellman, il n’existe aucun consensus éthique sur cette question. Les principales philosophies morales (aristotélisme, utilitarisme, rawlsisme) seraient plutôt d’avis qu’il n’existe aucune obligation éthique pour une nation d’accueillir un étranger en difficulté.
Prenons le cas de la Théorie de la Justice de Rawls (1971). Selon cette théorie, une société est juste, notamment, si elle accorde un traitement préférentiel (techniquement, on appelle ça le principe de différence) aux nationaux connaissant la situation économique la plus difficile. Or, si l’on accueille massivement des étrangers en difficulté, ce seront évidemment les nationaux les plus défavorisés qui seront affectés. Bref, on violera le principe de différence (ou on le videra de son sens) et, au final, la société ne se comportera pas de façon juste. Par conséquent, au regard des principales éthiques existantes, il n’y a aucune obligation morale d’accueillir inconditionnellement des étrangers en difficulté. Ceci, toutefois, n’est pas vrai d’une philosophie morale en particulier: le libertarianisme tel qu’il a été illustré par des auteurs comme Rand, Nozick ou Rothbard. Ces tenants du « laissez-faire » intégral sont favorables à la liberté totale d’immigrer, mais pour une raison simple : la Nation, l’Etat n’ont aucune réalité. Les seules réalités, ce sont des individus souverains et propriétaires. Et comme ils sont propriétaires, ils sont libres d’inviter qui ils veulent dans leur domaine : un immigré est un invité souverain, libre d’aller s’installer où il est invité par un autre individu souverain. Tout cela est beau comme l’antique. Mais si l’individu libre, propriétaire et souverain est en droit d’accueillir qui il veut chez lui, il n’est pas en droit de faire supporter aux autres propriétaires souverains les embarras éventuels que peut causer son invité. Reconnaissons donc que les positions éthiques libertariennes en matière d’immigration ne mènent nulle part, sauf au désastre. Par ailleurs, quels sont les peuples, européens ou non, qui seraient prêts à admettre que la Nation et l’Etat sont des réalités vides de sens ?
À côté de ce tabou éthique, dont on vient de voir ce qu’il vaut, il y a un tabou économique. Mais avant de l’ausculter, mentionnons d’abord que la science économique s’intéresse de plus en plus à l’immigration. Dans ce domaine, les grands noms sont, notamment, George Borjas et Barry Chiswick, tous deux issus de l’université de Chicago. Le tabou économique consiste à laisser croire que les politiques de régulation de l’immigration par les quantités sont les seules possibles. Or ces politiques ont toutes échoué, à quelques nuances près. Conclusion : on a tout essayé ; on a toujours échoué ; il n’y a rien à faire. Voilà le tabou économique. Or, il est erroné. Pour réguler un marché, et le marché de l’immigration est un, on peut utiliser deux politiques. La première consiste à réguler les quantités en contingentant les entrées. Cette politique a échoué. Et puis, il y une autre politique qui consiste à agir sur le prix de l’immigration, pour réduire les entrées et les candidatures. Gary Becker, prix Nobel d’économie, a fait à ce sujet une proposition originale (ça lui ressemble) et profonde : pourquoi ne pas rendre l’immigration payante ? Avant de crier au « fascisme », examinons la logique de sa proposition. Becker fait tout d’abord remarquer qu’un immigré paie généralement fort cher la possibilité de s’installer dans un pays développé. Mais les sommes qu’il débourse, il ne les acquitte pas aux Etats qui les accueillent, mais à toutes sortes de trafiquants (passeurs, esclavagistes de tout acabit). Donc, l’immigration n’est jamais gratuite. Second point souligné par Becker : à partir du moment où un immigré met le pied sur le sol d’une nation développée, il bénéficie de multiples avantages (sociaux, mais également infrastructures, organisation de l’Etat) pour lesquels, contrairement aux nationaux et résidents, il n’a jamais payé ni contribué. Dans ces conditions, pourquoi ne pas créer un droit d’entrée ? Sur le plan économique comme sur celui de la justice, il n’y a là rien de choquant, au contraire. Le pays d’accueil fixerait donc un montant de droit d’entrée et tout immigré qui l’acquitterait se verrait reconnaître tous les droits d’un résident légitime. Evidemment, se pose la question du montant du droit d’entrée. Pour les Etats-Unis, Gary Becker avance le chiffre de 50 000$, soit un peu moins de 40 000 euros. Tout dépend de ce que l’on recherche : si l’on est prêt à accepter beaucoup d’immigrés, on peut fixer le droit d’entrée à un prix faible. Si l’on souhaite décourager l’immigration, alors il faut un prix élevé du droit d’entrée. Mais avant de pousser des cris d’horreur devant un tel système, il faut préciser plusieurs points. Tout d’abord, Gary Becker prévoit que les immigrés potentiels puissent emprunter dans une banque du pays d’accueil (privée ou publique) le montant de leur droit d’entrée, de la même façon que les étudiants financent leurs études par des emprunts étudiants. Ensuite, actuellement, les immigrés paient pour migrer, mais cet argent est capté par des trafiquants. Le système du droit d’entrée permettrait que cet argent soit utilement utilisé pour financer l’entrée. Enfin, les montants qui seraient collectés par les droits d’entrée pourraient être utilisés utilement, soit pour faciliter l’arrivée des nouveaux migrants, soit pour aider les pays de départ à se développer, soit pour venir en aide aux nationaux les plus démunis. Au total, le système serait cohérent et certainement beaucoup plus juste et transparent. Certes, il ne règlerait pas tous les problèmes. Une immigration illégale continuerait d’exister, mais dans des proportions certainement plus faibles. En effet, les clandestins seraient fortement incités à régulariser leur situation, ne serait-ce que pour bénéficier des avantages liés à une présence légitime. Plus que tout, cette « régulation par les prix » agirait comme un facteur d’intégration. Car une fois qu’un immigré aurait payé son droit d’entrée, qui pourrait contester la légitimité de sa présence sur le territoire ? Il ferait partie du « club » et, psychologiquement, ce serait un pas décisif.
Alors, si l’on doit parler d’immigration, évitons les « tabous » ou l’eau bénite du pape François. Ce ne sont pas eux qui résolvent les problèmes. Ils les accentuent.
*Photo : Thibault Camus/AP/SIPA. AP21479224_000009.
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