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Deux cent trente-huit mille euros


Deux cent trente-huit mille euros

325 000 francs est, on s’en souviendra peut-être, le titre d’un excellent roman de Roger Vailland, sorti en 1955. Ce hussard rouge, communiste de stricte observance, pour qui la littérature se devait, selon ses propres mots, de ressembler à des histoires de la Série Noire racontées avec le style du Cardinal de Retz, eut même le prix Goncourt pour La Loi en 1957, roman adapté de manière inoubliable par Jules Dassin avec Gina Lollobrigida dans le rôle principal.

Dans 325 000 francs, Roger Vailland racontait, à sa manière sèche et distanciée, une belle histoire d’amour et de lutte des classes.
Un ouvrier dans une usine de plastique du côté d’Oyonnax n’a qu’un seul rêve : échapper à sa condition. Il fait des courses cyclistes tous les dimanches dans l’espoir pour devenir champion et d’échapper au turbin aliénant. Evidemment, ça ne suffit pas. Ses rêves sont pourtant bien modestes. Il veut obtenir la gérance d’un snack-bar et épouser Marie-Jeanne. Pour réaliser son projet, il a besoin de la somme qui donne son titre au roman. Il décide d’enfreindre la règle des trois-huit dans son usine, travaille jour et nuit et évidemment, le dernier jour, épuisé, fait une erreur de manipulation et perd un bras, broyé par la presse à injecter.

Si cet excellent roman , dont nous recommandons la lecture à tous nos amis causeurs, notamment à ceux qui ne jurent que par la valeur travail, nous est revenu en mémoire, ce n’est pas pour les raisons les plus évidentes et qui le rendent d’une singulière actualité : le « travailler plus pour gagner plus » comme alpha et oméga de la vie sur Terre, le code du travail attaqué au hachoir, le RSA comme trappe à bas salaires, la retraite à 67 ans quand plus un jeune de moins de vingt-cinq ans n’arrive à trouver un boulot décemment payé.

Non, c’est par une simple euphonie, un vague rappel sonore, que l’actualité a amené sous nos yeux une autre somme, celle de 238 000 euros.
Allons, 238 000 euros, cela représente quoi, à votre avis ? Des stauquopcheunes ? Vous voulez rire, pas une telle misère. Le salaire annuel d’une infirmière débutante ? Vous plaisantez, il en faut dix, des infirmières, pour gagner cette somme. Une mallette de billets destinée à un élu afin de favoriser l’obtention d’un marché public ? Oui, pourquoi pas, mais un petit élu et un petit marché public.

Vous donnez votre langue au chat ? Vous avez raison parce que tout de même, c’est assez dur à imaginer. 238 000 euros, c’est le prix d’un petit plaisir que s’est offert la semaine dernière, à Molsheim, dans le Bas-Rhin, un vainqueur du système. Pour cette somme, il s’est adjugé un bouchon de radiateur de Bugatti. Pas la Bugatti elle-même, hein… Non, le bouchon de radiateur, juste le bouchon de radiateur.

Cette vente était organisée par les héritiers d’Arlette Schlumpf, décédée en mai 2008. Son mari et son beau-frère, industriels du textile, étaient surtout connus pour leur fantastique collection de voitures, essentiellement des Bugatti, que l’on peut encore admirer à Mulhouse dans la Cité de l’Automobile. Le capitaliste, qui a toujours du mal à augmenter ses ouvriers, trouve néanmoins à chaque fois de quoi nourrir ses danseuses et ses lubies, de la grosse cylindrée à l’œuvre d’art contemporain, l’une pouvant au bout quelques années passer pour l’autre. Et s’il les met dans un musée, ses danseuses, alors tout le monde est prié de se taire : on appelle ça du mécénat et Laurent de Médicis n’a plus qu’à bien se tenir, ce petit joueur.
Les frères Schlumpf étaient des précurseurs, dans leur genre. Ils avaient mis la clé sous la porte en 1976, au prétexte, déjà, que les caisses de l’entreprise étaient vides. Les ouvriers, déjà aussi, avaient plutôt mal pris la chose. Ils avaient occupé les locaux et découvert dans un bâtiment une extraordinaire collection de cinq cents voitures de luxe, amoureusement et secrètement bichonnées par les deux frères licencieurs.

Plus de trente ans après, au merveilleux pays du bouclier fiscal, les caisses sont vides, les déficits spectaculaires, on recourt à l’emprunt et on licencie massivement les précaires dans l’automobile, sans doute parce qu’on ne fabrique plus assez de bouchons de radiateurs. On fait financer des plans de départ volontaire par l’Etat, mais quelqu’un, un dimanche de juillet 2009, peut s’offrir un bibelot Bugatti pour 238 000 euros.

Je ne sais pas pourquoi, mais parfois, je trouve que le capitalisme ressemble à certaines bouteilles de vin : il a, comme qui dirait, un très vilain goût de bouchon.

325.000 Francs

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