Accueil Édition Abonné Dette «cachée» du Mozambique, l’incroyable retournement

Dette «cachée» du Mozambique, l’incroyable retournement


Le groupe Privinvest de l’homme d’affaires Iskandar Safa était accusé de corruption massive, dans le cadre de contrats géants obtenus au Mozambique. Le dossier s’est effondré et c’est désormais le gouvernement mozambicain qui est sur la défensive. Avec en arrière-plan, quelques interrogations sur le rôle du FMI.


Le Département de la Justice américain, le Fonds monétaire international, plusieurs organisations non-gouvernementales, la presse anglo-saxonne, Le Monde, Mediapart : il y a un an encore, tout le monde condamnait Privinvest et son patron, le milliardaire franco-libanais Iskandar Safa. Le groupe de construction navale était accusé d’avoir soudoyé des officiels du Mozambique, pour leur vendre à prix d’or des patrouilleurs et des navires de pêche.

La France était directement concernée, puisqu’une partie du matériel vendu sortait des Constructions mécaniques de Normandie, propriété de Privinvest. Pire encore, Privinvest était supposé avoir aidé le Mozambique à souscrire des emprunts en catimini en 2013 et 2014, afin de régler une faramineuse addition de deux milliards de dollars. C’était la « dette cachée » du Mozambique. Un cadre de Privinvest, Jean Boustani, a été incarcéré aux Etats-Unis, de janvier à début décembre 2019 (voir Causeur du 31/01/2020). Sur la base des lois extra-territoriales américaines, le Department of Justice (DoJ) entendait le forcer à collaborer, probablement dans le but de contrer Privinvest, fournisseur d’équipement à vocation militaire, qui n’hésite pas travailler avec des Etats considérés comme inamicaux par Washington.

« L’étau se resserre autour du patron milliardaire Iskandar Safa », titrait Mediapart, dans un article du 11 mars 2021. En réalité, précisément ce jour-là, la cour d’appel de Londres, la High Court, rendait une décision très favorable au groupe Privinvest, en déclarant que les contrats signés au Mozambique n’avaient pas été obtenu par des moyens de corruption… L’hebdomadaire Le Marin, qui suit de près la construction navale, titrait d’ailleurs dans un sens totalement contraire à Mediapart : «Le Mozambique perd une manche contre Privinvest »!

Revers sur revers pour le Mozambique

À cette date, Jean Boustani vivait libre au Liban depuis plus d’un an. Ayant refusé de collaborer avec le DoJ, il a pris le risque d’aller au procès devant un tribunal populaire américain. Au terme de trois semaines d’audience, il a été blanchi de toutes les accusations portées contre lui, début décembre 2019. Le procès a viré à la déroute pour le DoJ, incapable de prouver la corruption, incapable de prouver que le matériel acheté avait été surfacturé, incapable de prouver que le Mozambique avait emprunté des milliards en cachette sur les marchés de la dette souveraine.

À relire : Extraterritorialité du droit américain: coup d’arrêt au droit du plus fort

Innocenté, Jean Boustani était encore sous le coup d’une « notice rouge » d’Interpol, émise à la demande du gouvernement du Mozambique, qui prétendait le juger. Le 25 janvier 2022, saisie par les avocats de Jean Boustani, la commission de contrôle d’Interpol a réexaminé le dossier. Dans une note non-publiée, que Causeur a consultée, cette commission conclut que la demande du Mozambique est infondée : les autorités n’ont pas fourni d’éléments suffisants pour demander l’arrestation de Jean Boustani. La notice rouge a donc été supprimée le 18 février 2022, « en l’absence de description claire de l’implication criminelle alléguée ».

Et ce n’est pas tout. Au moment où Interpol se prononçait, un grand procès entrait dans son cinquième mois au Mozambique. A son ouverture, ce procès a été présenté par la presse internationale en général, et la presse française en particulier, comme un grand moment de catharsis. La vérité allait enfin jaillir, à propos de ce méga-scandale de corruption supposé avoir poussé le Mozambique à la faillite. En réalité, très rapidement, le procès a disparu des pages des quotidiens occidentaux.  Et pour cause. L’histoire vendue aux médias était binaire : les gentils, les méchants; les coupables, les victimes ; la dette officielle, la dette cachée, etc. Les audiences ont ruiné ce scénario. De témoignage en témoignage, il est apparu que l’expression de « dette cachée » n’était pas à prendre au pied de la lettre : les emprunts de la discorde ont été souscrits avec l’accord de dizaines de responsables, y compris le président actuel du Mozambique, l’ex-ministre de la Défense Filipe Nyusi ! Le procès a été tellement accablant pour son gouvernement qu’il a été obligé de procéder à un remaniement ministériel en catastrophe, début mars.

Le procès a par ailleurs laissé en suspens une question importante : le FMI, qui prétend depuis des années avoir « découvert » les emprunts en 2016 seulement, pouvait-il vraiment ignorer leur existence ? Jean Boustani comptait en parler à la cour, car il devait témoigner depuis le Liban par visio-conférence, lors de ce procès. Au dernier moment, la justice mozambicaine a renoncé à l’entendre, sans explication. L’embarras a manifestement changé de camp. Privinvest brûle de donner des explications que la justice ne semble guère pressée d’entendre.

Les magistrats, en revanche, ont entendu le prédécesseur de Filipe Nyusi à la présidence, Armando Gebuza (2005-2015). Il est venu témoigner le 17 février dernier. Lors de son audition, qui a duré une journée, il n’a jamais incriminé Privinvest. Au contraire. L’ex-homme fort du Mozambique a défendu le choix stratégique d’avoir investi des sommes très importantes dans des navires de pêche, mais surtout dans des navires de surveillance, des radars et des drones, le tout fournis par Privinvest. Le Mozambique, en 2013, se préparait à mettre en exploitation d’immenses réserves de gaz off-shore, avec le concours de Total, Exxon, ENI, etc. Le pays devait impérativement renforcer ses capacités de sécurité. Les événements en cours démontrent tragiquement à quel point ces investissements étaient judicieux. Les gisements du Mozambique, dont le monde aurait bien besoin en ce moment, ne sont toujours pas en exploitation, en raison de l’insécurité régnant dans le nord du pays, là où se trouvent les terminaux gaziers en chantier. Total a suspendu ses projets dans le secteur en décembre 2021, en attendant que le calme revienne. Privinvest, de son côté, demande réparation du préjudice subi du fait des accusations portées par le gouvernement du Mozambique devant les tribunaux ou des courts arbitrales, au Royaume-Uni, en Suisse et au Liban. Autant dire que l’affaire n’est pas terminée en ce qui concerne le Mozambique, mais peut-être aussi la France, voire Christine Lagarde. Celle dont le nom circule comme possible Premier ministre en cas de réélection d’Emmanuel Macron était directrice générale du FMI de 2011 à 2019.  Elle a activement contribué à diffuser la thèse de cette dette mozambicaine pas si « cachée » que cela.




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Journaliste

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