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Dette : achetez français !


Dette : achetez français !

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Depuis mercredi 5 décembre 2012 en début d’après-midi, on a observé plusieurs fois un phénomène aussi historique que symbolique : le taux des obligations assimilables du Trésor (OAT) à 10 ans sur le marché secondaire[1. Le marché secondaire est le marché de l’occasion – où s’échangent les titres déjà émis. Le marché primaire, c’est le marché du neuf – où l’Agence France Trésor, via le réseau des spécialistes en valeurs du Trésor (SVT), emprunte effectivement de l’argent pour le compte de l’État.] est passé sous le seuil des 2%. C’est historique parce que jamais, de mémoire d’homme, le taux de référence des emprunts d’État français n’avait atteint un niveau aussi bas. C’est symbolique parce que 2%, c’est le niveau d’inflation cible de la Banque centrale européenne ; en dessous de ce seuil, à supposer que la Banque centrale parvienne à atteindre son objectif dans les années à venir, l’État français peut emprunter à un taux réel – c’est-à-dire ajusté de l’inflation – négatif.

Cette année 2012 est d’ailleurs celle de tous les records en la matière. Malgré la perte de notre AAA chez Standard & Poor’s suivie, quelques mois plus tard, de celle de notre Aaa chez Moody’s, jamais le Trésor public ne s’était endetté à si bon compte. Depuis cet été, le taux de nos emprunts à 10 ans est inférieur à 2,5% et l’Agence France Trésor[2. Placée sous l’autorité du directeur général du Trésor, c’est l’agence gouvernementale qui est chargée de la gestion de la dette et de la trésorerie de l’État. ] est même parvenue à emprunter quelques milliards d’euros à des taux négatifs sur les échéances les plus courtes (bons du Trésor à 3 et 6 mois). Alors que le programme d’émission de cette année est pratiquement entièrement exécuté, l’AFT estime que les nouveaux emprunts à moyen et long terme (2 ans et plus) contractés par l’État cette année lui coûteront 1,87% d’intérêts annuels.

L’État français, avec 1 377 314 738 602 euros de dette émise sur les marchés au 31 octobre 2012, semble donc en passe de rejoindre le club des États qui peuvent emprunter sur une décennie en payant moins de 2% d’intérêts au même titre que les États-Unis (1,58%), le Royaume-Uni (1,73%), l’Allemagne (1,30%) et les Pays-Bas (1,53%) sans parler de la Suisse (0,40%)[3. Taux des obligations souveraines à 10 ans à l’heure où j’écris ces lignes.].[access capability= »lire_inedits »]

Naturellement, cette situation exceptionnelle offre à un certain nombre de nos élus l’occasion de vanter le succès des politiques gouvernementales et de moquer le manque de crédibilité des agences de notation[4. Ce en quoi ils n’ont pas tout à fait tort : les agences ont perdu toute crédibilité au cours des années 1970, lorsqu’elles ont été instrumentalisées par les pouvoirs publics dans le cadre de la régulation prudentielle des banques.]. Les marchés financiers, hier désignés comme l’ennemi du peuple, auraient finalement été touchés par la grâce du discours politique et deviennent à cette occasion un baromètre officiel de sa vertu. C’est de bonne guerre, mais ces rodomontades ne doivent pas nous faire perdre de vue les véritables questions : qui, pourquoi et pour combien de temps encore ?

Le profil-type du généreux donateur

L’identité des créanciers de l’État est une information bien gardée ; officiellement, d’ailleurs, elle n’existe pas : même lorsqu’un député pose la question (comme l’a fait Mme Laure de La Raudière en 2010), on lui oppose une fin de non-recevoir en lui expliquant qu’il est illégal de collecter de telles informations. C’est d’autant plus regrettable que l’absence de sources officielles donne libre cours à l’imagination débridée des amateurs de théorie du complot. Néanmoins, avec un peu d’astuce et quelques tuyaux de M. Philippe Mills[5.Voir Next-Finance, octobre 2012.], le directeur général de l’AFT, on peut se faire une idée assez précise de l’identité de nos généreux donateurs.

Dans un premier temps, il y a la grosse masse de nos créanciers habituels : les compagnies d’assurance, mutuelles et autres organismes de prévoyance français qui détiennent, selon mes estimations, un bon cinquième de notre dette publique à elles seules (principalement dans le cadre de leurs contrats d’assurance-vie en euro[6. Par opposition aux contrats en unités de compte ; l’assurance-vie en euros, c’est le placement préféré des Français (un bon tiers des placements des ménages français à elle seule).]) ; il y a aussi, comme en témoigne la liste des 50 plus gros détenteurs privés de dette française publiée par l’agence Reuters, les sociétés de gestion de portefeuille qui achètent des obligations d’État pour le compte de leurs clients et, dans une moindre mesure, les banques qui, comme vous le savez certainement, n’achètent de la dette publique que parce que les règles prudentielles internationales (i.e. les accords de Bâle) les y obligent[7. Soit pour constituer des réserves en fonds propres, soit en nantissement de leurs emprunts auprès des Banques centrales].

Mais cette année 2012 aura surtout été marquée par l’extrême générosité d’un nouveau type de donateur. C’est M. Mills lui-même qui nous en dresse le portrait : « Il y a une forte part de Banques centrales et de fonds souverains (environ 50%) » et, un peu plus loin, « la moitié des acheteurs nets de la dette française vient d’Asie et du Moyen-Orient ». En extrapolant un peu, on voit se dessiner le profil-type de notre nouveau financier : une Banque centrale ou un fonds souverain (c’est-à-dire un État) d’Asie (du Sud-Est) ou du Moyen-Orient (un producteur de pétrole). Établissons une brève liste des suspects : au Moyen-Orient, il y a, bien sûr, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis (surtout Abu Dhabi et Dubaï) et, dans une moindre mesure, le Koweït et le Qatar ; plus à l’est, on citera Singapour, la Corée du Sud et, bien sûr, l’Empire du Milieu, ses quatre fonds souverains géants et la People’s Bank of China.

Tous aux abris !

Ce qui nous amène tout naturellement à la question suivante : pourquoi diable ces gens nous prêtent-ils des milliards gratuitement ou presque ? Étant bien entendu qu’aucun de nos suspects n’est connu pour sa nature philanthropique et que, de toute évidence, ce n’est pas du rendement qu’ils viennent chercher sur notre montagne de dettes, il nous reste une seule explication plausible : ce petit monde cherche désespérément à se mettre à l’abri.

Il faut bien comprendre un principe simple : sur un territoire donné, l’emprunteur le plus sûr – c’est-à-dire celui qui vous offre les meilleures garanties de remboursement de l’argent que vous lui avez prêté – c’est l’État. La raison en est fort simple : l’État, par définition, détient le monopole de la coercition et peut donc fiscaliser à loisir les autres débiteurs avant d’être lui-même incapable de faire face à ses engagements. C’est pour cette raison que, traditionnellement, les investisseurs réservent une part de leur placement aux emprunts d’État : ça ne rémunère pas beaucoup, mais c’est ce qui se rapproche le plus d’un investissement sans risque.

Seulement voilà : cette crise a considérablement réduit la quantité de dette souveraine présumée sûre. Prenez le cas, par exemple, de la crise de l’euro : quelques États – le « Club Med » – se trouvent dans des situations économiques et budgétaires compliquées qui provoquent, au sein de leur population, une certaine forme de mécontentement. Du point de vue des investisseurs, ce mécontentement se transforme en risque politique : très précisément, les créanciers de ces États craignent qu’un nouveau gouvernement prenne le pouvoir, claque la porte de la zone euro et dévalue dans la foulée sa monnaie nationale nouvellement recréée – ce qui revient à dire qu’ils courent le risque d’être remboursés en monnaie de singe.

Du coup, lesdits investisseurs bradent leurs obligations espagnoles et italiennes – ce qui provoque l’effondrement des prix et donc l’envolée des taux – et réinvestissent ce qui leur reste… sur la dette de pays présumés plus stables : l’Allemagne, les Pays-Bas, la France. La crise de l’euro, c’est ça : un risque politique d’explosion de la zone ; c’est précisément cette situation que les critères de Maastricht cherchaient à éviter… sans grand succès.

Bref, si nous pouvons nous endetter à si bon compte, c’est parce que les investisseurs du monde entier cherchent désespérément une denrée devenue rare : des obligations émises par des États fiscalement viables qui ne risquent pas trop de recourir à la planche à billets pour régler leurs problèmes de dette. Par chance, nous faisons partie des heureux élus… jusqu’ici.

Le fil du rasoir

D’autres, avant moi, ont prononcé le mot en « B », et je pense qu’ils ont tout à fait raison : c’est une énorme bulle ; une bulle financée par la politique monétaire de nos banquiers centraux et habilement dirigée par nos pouvoirs publics là où ils en avaient immédiatement besoin : sur la dette publique. Si le montage tient encore, nous ne le devons pas à nos vertus, mais aux vices des uns et à la peur des autres. Mais il existe un vieil adage boursier qui dit que « les arbres ne montent pas jusqu’au ciel » ; c’est le principe de gravitation universelle appliquée aux marchés de la dette : ce qui monte (le prix des obligations d’État) doit fatalement redescendre un jour – surtout quand ça a beaucoup monté, pour de mauvaises raisons et qu’il y a un plafond. En gros, il y a deux scénarios :

– dans le premier, le pire, nous continuons sur notre lancée : plus de dépense publique, plus d’impôts, plus de déficit budgétaire (également connue sous le nom « politique de croissance ») et plus de dette. C’est l’option « choc fiscal », le scénario à la grecque : exode fiscal et entrepreneurial massif, économie en récession, explosion du chômage et des dépenses sociales. Tôt ou tard, l’État sera incapable de faire face à ses engagements et devra – officiellement ou via un retour au franc et une dévaluation – provoquer un bain de sang sur les marchés obligataires (ruinant au passage, vous l’avez compris, l’épargne de nos concitoyens).

– dans le scénario optimiste, nous réduisons notre dépense publique et faisons en sorte que notre économie retrouve un second souffle. On peut espérer un retour de la croissance (et donc des rentrées fiscales), une baisse du chômage et une reprise du crédit ; laquelle, étant donné la montagne d’euros imprimée ces dernières années par la BCE, se transformera sans doute assez rapidement en une belle poussée inflationniste… qui provoquera un bain de sang sur les marchés obligataires (et les mêmes conséquences que précédemment).

Bref, nous marchons (et nos dirigeants dansent) sur le fil du rasoir ; la suite sera, quoi qu’il arrive, douloureuse. À nous de choisir entre une paire de gifles et l’Armageddon.[/access]

*Photo : leniners.

Janvier 2013 . N°55

Article extrait du Magazine Causeur



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