En 1950, Détroit, Michigan, comptait un peu plus de 1,8 million d’âmes. La ville, fondée deux cent cinquante ans plus tôt par un Français[1. Détroit a été fondée en 1701 par Antoine de Lamothe-Cadillac et ses 51 compagnons ; la ville tire son nom du simple fait qu’elle est effectivement située sur la rive d’un détroit – celui qui sépare le lac Huron du lac Érié.], était alors le fer de lance de l’industrie américaine ; c’est à Motor City, la « cité des moteurs », que les Big Three – General Motors, Ford et Chrysler – sont nées et ont prospéré, créant des milliers d’emplois bien payés qui, à la fin de la décennie, permettaient à la ville d’afficher le niveau de revenu par habitant le plus élevé des États-Unis. Le Détroit des fifties, c’était la quintessence du rêve américain, un eldorado qui attirait irrésistiblement entrepreneurs audacieux et travailleurs à la recherche de salaires attractifs.[access capability= »lire_inedits »]
Détroit, c’était aussi Motown, la ville qui a donné son nom au label de pop et de rhythm and blues créé par le producteur Berry Gordy. Le symbole de la première middle-class noire des États-Unis, née dans la population afro-américaine issue de la Great Migration qui avait bénéficié du dynamisme industriel de la cité. À l’époque, il n’y a pas une ville au pays de l’Oncle Sam qui offre une meilleure vie aux familles afro-américaines : un taux de chômage d’à peine 3 à 4%, des salaires significativement plus élevés ; nulle part ailleurs, un Noir n’a plus de chances d’être propriétaire de son logement, d’occuper un poste officiel ou d’être élu. Détroit n’est pas un paradis et de nombreux différends continuent à opposer ses communautés mais, en cette fin des années 1950, une certitude est unanimement partagée : c’est que les choses s’améliorent, lentement mais sûrement.
C’est ainsi qu’au début des années 1960, comme grisée par son succès et par sa foi en l’avenir, Détroit devient l’un des principaux laboratoires des idées progressistes aux États-Unis. Dès 1962, avec l’élection de Jerome Cavanagh, le premier des sept maires démocrates qui se sont succédé depuis, Motor City est le terrain d’expérimentation du programme des « cités modèles » de Lyndon Johnson[2. Officiellement lancé à l’échelle nationale en 1966, le programme des Model Cities sera dirigé par une équipe dont Cavanagh était le seul membre élu.]. La tactique électorale de Cavanagh est d’une simplicité évangélique : s’assurer le vote communautaire noir en promettant de taxer les Blancs. À grand renfort de subsides fédéraux, de matraquage fiscal et de réglementations pointilleuses, l’administration de la cité va ainsi se lancer, cinq décennies durant, dans une succession ininterrompue de grandes opérations de planification urbaine et de politiques sociales qui feront de Détroit la vitrine universellement célébrée de la gauche américaine.
En un demi-siècle, tout l’arsenal de la social-démocratie y sera testé. Salaire minimum nettement supérieur à celui qu’impose l’État fédéral, grands projets d’urbanisme, politiques de redistribution agressive, soutien inconditionnel aux syndicats (notamment le tout-puissant United Automobile Workers), fonction publique pléthorique (deux fois plus nombreuse que dans les villes américaines de taille comparable), discrimination positive, système éducatif public qui est l’un des plus onéreux des États-Unis, environnement réglementaire notoirement défavorable aux entreprises privées… La ville « la plus progressiste d’Amérique »[3. Lors de l’élection présidentielle de 2004, pas moins de 93,96% des électeurs de Détroit ont voté pour des représentants progressistes.] doit être la vitrine de l’État-providence au pays du capitalisme.
Dès l’été 1967, le rêve commence à se lézarder. Lors d’une descente destinée à fermer l’un de ces bars clandestins qui font tache dans le schéma ordonné du planificateur, la police arrête 82 Afro-Américains qui célèbrent le retour de deux des leurs du Vietnam. Cet événement anodin va déclencher l’« émeute de la douzième rue », l’une des plus destructrices qu’aient connues les États-Unis. Ainsi peut-on observer en live le résultat de cette entreprise de constructivisme social – et à mon avis de toutes les autres : la désagrégation de la société. La municipalité de Détroit, elle, y voit la preuve qu’on n’en a pas fait assez, pas assez de ce qui ne marche pas : désormais, plutôt que la lutte des classes, la municipalité démocrate organisera la lutte des races. La route de l’enfer, pavée des fameuses bonnes intentions, est ouverte.
L’ombre d’elle-même
Cinquante ans plus tard, même la propagande la plus servile peut difficilement nier que le rêve a viré au cauchemar. Avec un fardeau fiscal deux fois plus lourd que les villes voisines du Michigan, Détroit a perdu près de 62% de ses habitants – notamment cette population blanche et riche à laquelle Berry Gordy espérait vendre ses disques. Dûment protégés des conséquences de leur aveuglement, les syndicats ont largement participé à la chute des Big Three tandis que la municipalité, fidèle à ses habitudes, chasse consciencieusement les petites entreprises à coup de taxes et de réglementation[4. Dernier exploit en date : l’opération « Compliance » de début 2013 vise à faire fermer 1 500 entreprises jugées illégales – du revendeur de pneus d’occasion au restaurant itinérant – par les autorités de la ville.]. Désormais, seuls demeurent à Détroit ceux qui ne peuvent pas partir, majoritairement afro-américains, qui affichent l’un des revenus par habitant les plus faibles de toutes les grandes métropoles américaines et ne vivent plus, pour l’essentiel, que de transferts sociaux : selon les statistiques officielles, moins de la moitié des plus de 16 ans occupent un emploi.
Malgré les milliards d’aide fédérale et les revenus générés par les Big Three, l’effondrement économique planifié a entraîné un effondrement des recettes fiscales. Seulement, la « cité-modèle » ne pouvait décemment pas réduire ses dépenses, mais devait, au contraire, les augmenter pour relancer son économie : plus de 18 milliards de dollars de dettes se sont ainsi accumulés au fil du temps. Lesquelles, sont, pour une solide moitié, détenues par les fonds de pension des employés municipaux. Pour paraphraser Margaret Thatcher, la municipalité de Détroit a fini par se trouver à court d’argent des autres : le 18 juillet, elle s’est déclarée en faillite – la championne du progrès social ayant conquis le titre de la plus importante banqueroute municipale de l’histoire des États-Unis.
On a peine à se représenter l’ampleur du désastre : on estime à 78 000 le nombre de bâtiments délabrés que la ville n’a plus les moyens de faire démolir et à près d’un tiers la surface de la cité aujourd’hui à l’abandon. L’école publique « progressiste » est parvenue à produire une population illettrée à 47%. Le taux de crime violent est 5 fois plus élevé que la moyenne nationale et la police ne parvient plus à résoudre que 10% des affaires qu’elle traite avec un délai d’intervention record de 58 minutes. Cet hiver, seul un tiers des 36 ambulances de Détroit roulaient encore – certaines affichant plus de 400 000 kilomètres au compteur – et 40% de l’éclairage public ne fonctionnait plus. Depuis 2008, faute de moyens, la ville a fermé 210 de ses 317 parcs, et ce sont des donations privées qui ont permis de retarder la fermeture de 50 autres cette année.
Accordons le bénéfice du doute aux édiles et aux pontes du Parti démocrate : sans doute voulaient-ils réellement aider la communauté afro-américaine ; sans doute ont-ils vraiment cru que le bien-être des uns pouvait se construire aux dépens des autres, qu’il suffisait de partager les richesses et de planifier pour créer cette cité idéale dont tous les socialistes ont rêvé – avant même que le mot n’existe. Malgré toutes ces louables intentions et les moyens considérables mobilisés pour leur donner vie, l’expérience de Détroit est un échec total. Un de plus.
Le destin de Motor City devrait faire office d’avertissement. Le sort funeste de cette communauté afro-américaine aujourd’hui réduite à l’assistanat et à la pauvreté vient de ce qu’elle a cru les politiciens qui, en l’enkystant dans la revendication victimaire, lui promettaient un avenir radieux sans exiger le moindre effort. Ses enfants payent aujourd’hui le prix de ses choix. C’est l’inconvénient de la liberté : on n’échappe pas à la responsabilité.[/access]
*Photo : gehad83.
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