Dieu sait que j’ai d’excellents amis de gauche, mais il y a des limites ! S’ils s’égarent jusqu’à vouloir prendre en otage le cadavre de Desproges, c’est bien simple : je paye pas la rançon.
Ce mort-là est quand même plus vivant que tous les « body snatchers » qui rôdent autour de sa dépouille. D’alleurs, du temps où il était vraiment vivant, les mêmes lui préféraient Coluche. Libé, dans son « Dossier rire », évoque avec nostalgie, je cite « la classe de Desproges et encore plus de Coluche, sorte de saint comique laïque (sic) – qui était grossier mais jamais vulgaire ».
« Grossièreté » contre « vulgarité » : j’adore le concept ! Cette fadaise à la mode de Paris prétend établir un distinguo « éthique » entre deux coprolalies de niveaux comparables. Une merde bien intentionnée (même ontologiquement grossière), vaudra toujours mieux qu’un vulgaire caca sans label « citoyen ».
Je m’élève ! Ces gens-là, comme disait Brel, se soucient ordinairement de la langue française comme d’une guigne. Ca ne les empêche pas d’aller inventer, pour les besoins de leur cause, une antonymie entre « vulgarité » et « grossièreté », si subtile qu’elle a échappé même à mon ami le Petit Robert [7. qui renvoie tout connement de « grossièreté » à « vulgarité », et vice-versa.] !
Pour en savoir plus je me suis donc reporté, comme il se doit, à la presse-qui-pense. A l’occasion de ce vingtième anniversaire, Télérama (5 mars 2008) avait mis les petits plats dans les grands : la « une », plus quatre pleines pages de panégyrique, le tout sans supplément de prix – et d’ailleurs plutôt bien vu, ça m’ennuie de le reconnaître : « Il était la mauvaise conscience des années 80, qui dégonflait les baudruches des bons sentiments et des révoltes « trop courageuses ». » Entièrement d’accord : « Plus vrai, tumeur ! », comme dirait Desproges.
Juste un petit reproche à Télékrishna : le style fleuri, d’accord ; c’est raccord avec le posthume ! Mais point trop n’en faut. Alors quand on lit : « Desproges soupesait sur les ailes de mouche de son humour de cimetière la fièvre du monde », on se dit non sans jalousie : « Holà : ils fument quoi, à Téléganja ? »
Plus sobre, Le Monde (6 avril 2008) n’avait confié à la pigiste de service que deux feuillets, avec un seul objectif : récupérer le cadavre de Desproges au profit du « camp du progrès » ou, à défaut, le recentrer. Ça donne des trucs du genre : « Cet anar fustigeait aussi bien la « gauche caviar » que la droite « œufs-de-lump ». »
Cette fausse symétrie, pour être « mondaine », n’en est pas moins maladroite. Parce qu’enfin, si ça veut dire quelque chose, c’est que les riches de gauche sont aussi cons que les prolos de droite – avec juste moins d’excuses… Une autre « pensée » de Desproges, citée dans le même papier, aurait d’ailleurs dû ouvrir les yeux de sa consciencieuse copiste. Lorsque l’ami Pierrot raille notre société moderne qui « croit régler ses problèmes en appelant un chat un chien », de qui se moque-t-il, à votre avis ?
Et puis il y a mes maîtres, les Inrocks, sans lesquels je ne serais pas tout-à-fait réac, et qui reprennent à peu près le même dithyrambe : « Il aura posé sur son temps un regard d’une extraordinaire acuité » (8 avril 2008). On dirait un discours de récipiendaire à l’Académie française; sauf que, traduit du dialecte inrock, ça veut juste dire : « Ce mec pensait. Comme nous ! »
Autant que j’aie pu le comprendre, Desproges ne partageait ni la myopie du fameux news culturel sur « notre temps », ni sa vision floue de l’ »acuité du regard »… Mais par une grâce d’état, Pierre n’aura guère connu de son vivant la petite bande de cuistres catégoriques qui forme le noyau dur de cette pêche blette avant d’avoir été mûre…
Basta cosi ! Desproges était un anar de droite, plus proche de Vialatte et d’Audiard que de toute notre intelligentsia réunie. Ce qui me peine quand même chez lui, c’est la pusillanimité dont il faisait montre parfois : qu’est-ce que c’est que ce condamné à mort qui sortait couvert ?
Ses capotes à lui prenaient généralement la forme de saillies antifachistes primaires, parfois ciblées très en-dessous de la ceinture : « Il y a plus d’humanité dans l’œil d’un chien quand il remue la queue que dans la queue de Le Pen quand il remue son œil. » Pitrerie indigne que de s’acharner aussi vulgairement (et grossièrement) sur le bouc émissaire de tout ce qui fait profession (emploi fictif ?) de penser à Paris.
Vous me direz : c’étaient des concessions à la doxa pour faire passer le reste ? OK, je connais : c’était déjà le système de défense de Maurice Papon. Grâce médicale donc aussi pour feu Desproges ? Je plaiderais plus volontiers les circonstances atténuantes, attestées par des formules comme celle-ci : « La mort, c’est quand les droits de l’homme s’effacent devant les droits des asticots. »
Relativiser le relativisme, n’est-ce pas une manière d’exprimer la nostalgie de l’absolu ? En tout cas, c’est pour des trucs comme ça que j’aime Desproges. Et puis aussi pour ses raccourcis buffoniens genre : « Les animaux sont moins intolérants que nous : un cochon affamé mangera un musulman ! »
Et puis encore et surtout pour l’autodérision dont il est capable, y compris quand il raconte son agnosticisme : « Dieu a dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Moi d’abord, Dieu ou pas, j’ai horreur qu’on me tutoie. Et puis je préfère moi-même, j’y peux rien… »
L’essentiel de Desproges, à mes yeux, c’est que son court parcours finit par ressembler, volens nolens, à l’intuition de saint Paul : « Il faut traverser ce monde en étranger, en voyageur. » Cette attitude, qui fut constamment la sienne, me semble plus méritoire encore quand, comme lui, on s’est persuadé que le voyage ne mène nulle part.
Préserver la morale naturelle dans un monde « post-moral », moi je dis que c’est surnaturel ! C’est pourquoi il sera beaucoup pardonné à ce Pierre-là. D’autant plus que, depuis La pêche aux moules, il a dû prendre de la hauteur, tandis qu’ici-bas le niveau continuait de baisser…
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