Après un film en demi-teinte (Jimmy P.), Desplechin revient sur des terres qui lui sont plus familières en retrouvant Paul Dédalus, le personnage principal de Comment je me suis disputé. Drôle d’idée que de revenir, 20 ans après, sur un film qui marqua indéniablement son époque et de proposer une espèce de surgeon romanesque. Trois souvenirs de ma jeunesse marque donc les retrouvailles avec un personnage qui décide de revenir en France après un séjour au Tadjikistan. Alors que nous l’avions connu doctorant et perdu dans ses atermoiements sentimentaux, Paul Dédalus se souvient ici de trois périodes de sa vie antérieure : son enfance, un voyage scolaire en Russie et sa rencontre avec Esther.
Ce qui frappe d’emblée dans le film, c’est à la fois son caractère « modeste » , s’inscrivant dans la lignée des chroniques sentimentales comme les affectionne un certain cinéma d’auteur français et, en même temps, son ambition de « film-somme ».
Construit en trois parties de longueurs très inégales (les trois quarts du film sont consacrés à la dernière de ces parties), le film fonctionne comme un nouveau feuilleté romanesque, ajoutant des couches fictionnelles à une œuvre qui en était déjà riche.
La première partie est consacrée à l’enfance de Paul et le cinéaste joue d’emblée sur les dissonances et des plans coupants comme des lames de rasoir : l’enfant menace de poignarder sa mère, se fait battre par son père, fugue… Comme dans Un conte de Noël, c’est moins la dimension psychologique qui intéresse Desplechin que le nœud de névroses œdipiennes qui se met en place dans ces « scènes primitives » filmées de manière très abrupte et saillante.
La deuxième partie s’intéresse à un voyage scolaire que Paul effectue en URSS avec l’un de ses amis. Sur place, ils seront chargés de porter de l’argent et des papiers à des juifs désirant se rendre en Israël. Dans cet épisode, le cinéaste renoue avec son premier long-métrage La sentinelle, lorgnant du côté du film d’espionnage et d’action. D’une certaine manière, cette digression du côté du « cinéma de genre » nourrit son cinéma et lui donne son aspect foisonnant. Elle lui permet également toucher une fois de plus à la question de l’identité. En offrant son passeport, Paul créé un véritable « double » qui s’inscrit là encore au cœur des préoccupations de Desplechin (voir Un conte de Noël et la question de la judéité qui hante la plupart de ses films).
Et c’est à travers la troisième longue partie du film qu’il va explorer l’identité complexe de Paul. Le jeune homme a quitté sa ville natale, Roubaix, pour effectuer des études d’anthropologie à Paris. Mais c’est en revenant voir ses amis d’enfance et sa famille qu’il rencontre Esther dont il va s’éprendre.
C’est sans doute dans cette partie qui pourrait être la plus étriquée (film d’ados, romances amoureuses entre jeunes bourgeois…) que se déploie pourtant l’ampleur romanesque du film. Comme Truffaut, Desplechin a recours à la voix-off, aux échanges épistolaires et traite la chronique sentimentale comme un véritable « film de genre ». La beauté du film vient de sa manière très particulière de dépasser la psychologie, soit par l’excès (certaines scènes frôlent l’hystérie), soit par la bouffonnerie (le film peut être assez drôle) ou encore l’énergie des corps. Desplechin invente à partir de son roman familial une jeunesse à la fois vécue et fantasmée (en 1989, il a dix ans de plus que les ados qu’il met en scène). Du coup, il parvient à faire de Trois souvenirs de ma jeunesse un film universel sur le passage à l’âge adulte et tous les regrets qu’on laisse derrière soi.
Une belle scène montre la bande de jeunes en train de regarder la chute du mur de Berlin. Tout le monde se réjouit sauf Paul qui déclare qu’il voit dans cet événement « la mort de son enfance ». Ce court moment exprime assez bien la beauté du film qui parvient à lier quelque chose de très intime (la chute du communisme, pour Paul, ce sont aussi les souvenirs d’URSS qu’il évoquera plus tard) et de beaucoup plus général (les changements politiques du monde).
De la même manière, les débuts de l’histoire d’amour avec Esther entrent en résonance avec la liaison qu’ils entretiendront dans Comment je me suis disputé, et toutes les strates temporelles qu’arrive à restituer Desplechin donnent à l’œuvre son ampleur et sa mélancolie profonde. Quelque chose d’irrémédiable se joue pour Paul dans cette histoire d’amour, peut-être parce qu’il est à l’âge où les feux brûlent plus intensément. Et c’est au feu de ces amours adolescentes qu’il se consume toujours une fois adulte.
La force de Desplechin, c’est toujours de parvenir à déborder du cadre qu’il s’est fixé (la mise en scène s’emballe parfois en des successions de faux-raccords dans les champs/contrechamps) et de donner à une simple chronique adolescente des allures de fleuve tempétueux. Du coup, il parvient (notamment grâce à l’intensité du jeu de ses jeunes comédiens : Lou Roy-Lecollinet est une éblouissante révélation) à toucher à l’universel.
Les souvenirs qu’il met en scène sont ceux de Paul, sans doute un peu les siens mais finalement, ce sont aussi les nôtres…
Trois souvenirs de ma jeunesse (2015) d’Arnaud Desplechin avec Lou Roy-Lecollinet, Quentin Dolmaire, Mathieu Amalric, Françoise Lebrun, André Dussollier
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