Ce n’est pas l’Occident qui choisit ses ennemis


Ce n’est pas l’Occident qui choisit ses ennemis
Eric Desmons. Photo: Hannah.
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Eric Desmons. Photo: Hannah.

Éric Desmons est professeur de droit public à l’université Paris XIII et à Sciences Po.

Daoud Boughezala. Après les attentats du 13 novembre, nos gouvernants ont déclaré « la guerre au terrorisme » qu’incarne l’État islamique. La lutte contre la menace djihadiste relève-t-elle de la guerre ou de la mission de police ?

Éric Desmons. D’aucuns pensent que l’on n’est pas en guerre mais face à une délinquance certes d’un type particulier, à laquelle il faut répondre par une législation de droit commun. D’autres estiment que le terrorisme est une criminalité atypique et qu’il convient d’y appliquer ce que l’on nomme « le droit pénal de l’ennemi » (G. Jakobs). En tout cas, si guerre il y a, force est de constater qu’elle n’oppose pas un État à un autre, encore qu’il faudrait clarifier ce qu’est Daech : car s’il s’agit d’un État, alors les djihadistes pourraient bénéficier du statut de combattants…

À force de la déclarer au cancer, à l’obésité, et aux accidents de la route, la guerre n’a-t-elle pas perdu son sens littéral, au profit de ses acceptions métaphoriques ?

Il y a une banalisation du mot mais aussi un déni de la chose. Dans nos sociétés, c’est un fait que la guerre a disparu (les « opérations extérieures » ne sont pas juridiquement des guerres et se font si possible à « zéro mort »). L’économie de marché et ses prétendues vertus politiques – « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix », écrivait Montesquieu – l’auraient rendue sans objet… Avec la chute du bloc soviétique, on a fini par considérer que le risque de conflit armé était nul et que l’Europe, ce vaste marché, entrait dans une paix perpétuelle. L’idée même de guerre nous est devenue étrangère au point de ne pas comprendre pourquoi certains voudraient nous la faire, sauf à prétendre que nous exercerions une domination impérialiste dans certains pays qui useraient alors d’un droit de riposte asymétrique.

C’est ce qu’insinue le slogan pacifiste « Vos guerres, nos morts », né après le Bataclan.

L’Europe et l’Occident ayant promu l’idée de liberté et de paix, comment pourraient-ils avoir des ennemis ? Cette incompréhension est apparue au lendemain des attentats parisiens : c’est le symbole de la paix qui a été brandi en réponse à l’attaque terroriste. On retombe toujours sur le problème soulevé par Julien Freund : même si on pense ne pas avoir d’ennemi, ce n’est pas nous qui en décidons ![access capability= »lire_inedits »] J’ajoute que, dans le complexe mental libéral, il est entendu que la menace ne peut venir que de l’État (c’est ainsi qu’ont été pensés le constitutionnalisme et l’État de droit afin de limiter les abus de pouvoir), jamais de la société civile. Or, le terrorisme inverse la donne : le danger se niche désormais dans la société civile et l’État réapparaît comme protecteur, à la manière où l’avait entendu Hobbes. C’est ce qui est au cœur du débat sur l’état d’urgence : certains le dénoncent comme une insupportable menace étatique sur les libertés, quand d’autres y voient une réponse salvatrice à un danger de mort émanant de la société civile.

Afin de combattre l’ennemi djihadiste intérieur, l’Assemblée nationale a voté la loi de protection de la nation, qui comporte l’extension de la déchéance de nationalité aux terroristes, qu’ils soient binationaux ou non. Pourquoi cette réforme a-t-elle suscité une telle polémique ?

Si cette mesure passe si mal, au-delà de la supposée stigmatisation d’une partie de la population que certains dénoncent, c’est parce qu’elle semble anachronique. Beaucoup conçoivent aujourd’hui la nationalité non plus comme un attachement politique à une collectivité et à sa culture, mais comme un lien juridique et sociologique (entre le patriotisme constitutionnel de Jürgen Habermas et l’État cosmopolitique d’Ulrich Beck). Dans cette perspective, la nationalité devient un droit acquis (inaliénable ?) sur lequel il est impensable de revenir.

Quid de l’argument condamnant la déchéance comme une mesure antirépublicaine ?

Qu’on le veuille ou non, la déchéance de nationalité est pourtant marquée par l’ethos républicain : Rousseau écrit dans le Contrat social que celui qui attaque le « traité social […] doit être retranché par l’exil comme infracteur du pacte ». Et l’on peut trouver des exemples de déchéance de nationalité dans le droit de la IIe ou de la IIIe République. Récemment, lorsqu’il a été question de déchoir les terroristes binationaux français de naissance, certains ont dénoncé une rupture d’égalité violant les principes républicains. Cependant, un binational de naissance ne se trouvant pas dans la même situation juridique qu’un mononational ou qu’un Français par acquisition, il peut en droit être traité différemment. Au fond, la polémique est d’abord politique (ou symbolique) et oppose deux camps. Ceux qui pensent que la déchéance traduit le traitement infamant que la nation entend, par tout moyen, réserver aux terroristes. Et ceux qui estiment qu’une telle mesure distingue les terroristes selon leur statut (nationaux ou binationaux), donnant ainsi à voir une discrimination de principe entre citoyens (qui existe déjà puisqu’il est possible de déchoir, sous conditions, un binational devenu français par acquisition). Ainsi a-t-on pu entendre cette lamentable fausse analogie assimilant le projet de révision aux mesures prises par Vichy, alors que les juifs avaient été déchus pour ce qu’ils étaient et que de Gaulle n’avait mitraillé personne à des terrasses de café, tandis que les terroristes islamistes sont incriminés pour ce qu’ils commettent : des crimes !

Dans les débats de ces derniers mois, on a vu certaines personnalités de gauche attachées à la nationalité française comme rarement auparavant !

Nombre d’opposants à la déchéance de la nationalité viennent d’une gauche plutôt favorable à la mondialisation, libérale-libertaire, hostile à l’idée de nation, et de culture deleuzienne. S’ils réclament la « nationalité » pour tous, elle n’implique pas une forme de reterritorialisation autre que pragmatique : la nationalité est un statut juridique protecteur et le « citoyen du monde » un nomade qui migre légitimement pour en bénéficier, de la même manière que dans un marché mondialisé les travailleurs recherchent géographiquement les conditions économiques optimales. Ce sont là les habits neufs de l’humanisme (ou plutôt de « l’humanitarisme »), où l’internationalisme cède le pas au cosmopolitisme…

Dans Mourir pour la patrie ? (PUF, 2001), vous expliquiez que l’héroïsme est devenu quasi impossible par temps modernes. Pour quelles raisons ?

L’héroïsme implique sinon d’accepter de faire le sacrifice de sa vie, du moins de la mettre en danger pour la défense d’une patrie entendue au sens large : un territoire, des personnes, des valeurs, des droits… Ce ne sont certainement pas les idéaux qui manquent, mais une certaine disposition des mœurs pour les défendre au risque de mourir. Il faut pour cela que quelque chose – autre que l’inconscience – permette que soit dépassée l’aversion que l’on a pour sa propre mort. Celle-ci ne peut être acceptable que pour autant qu’on la reçoive en combattant pour ce qu’on considère être une juste cause et moyennant une rétribution (la gloire immortelle). Or, ce qui semble caractéristique de l’anthropologie moderne depuis Hobbes, c’est que la crainte de la mort violente (et donc la conservation de soi) a été érigée en valeur absolue du politique. Cela ruine toute possibilité de ce que les Grecs appelaient le « bellement mourir ». Le mot d’ordre serait ainsi : la santé plutôt que le salut (variante du « plutôt rouges que morts » des pacifistes durant la guerre froide). Il faut dire que les guerres de masse du xxe siècle ont largement contribué à renforcer l’aversion pour le sacrifice patriotique, et que la gloire militaire sonne creux (les soldats tués au combat sont souvent tenus plus pour des victimes que pour des héros).

Vous croyez donc à la fiction d’un État-Léviathan auquel les individus se soumettent pour échapper à une mort violente ?

Voyez la place que tiennent les politiques de santé, les débats sur la fin de vie, qui illustrent une forme de refus de la mort. Sauf exception remarquable (que personne ne peut présumer être), l’individu moderne – véritable antihéros célinien – rechigne à risquer sa vie, notamment pour l’État. Hobbes dit, dans le Léviathan, qu’un individu qui s’enfuit du champ de bataille est certes peu honorable, mais il cherche d’abord à sauver sa peau, ce qu’on ne saurait lui reprocher, car il obéit au droit naturel de tout mettre en œuvre pour se conserver en vie. Ce type de comportement n’est pas sans poser problème lorsque l’on fait la guerre. Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, que le citoyen se fasse représenter sur le champ de bataille par des professionnels, comme il se fait représenter pour gouverner la cité.

Pour nos démocraties dont les héros sont fatigués, des djihadistes prêts à mourir pour leur cause sont-ils un ennemi invincible ?

Il est très difficile de combattre un ennemi qui non seulement n’a pas peur de la mort, mais qui la souhaite ! Face aux terroristes des années 1970, la police devait gagner du temps et parlementer en espérant leur faire « entendre raison ». Aujourd’hui, avec les djihadistes, il semble nécessaire de revoir les techniques de lutte : l’élimination physique devient la seule issue car toute négociation est réputée impossible ; ce qui revient à consacrer une peine de mort administrative ! De sorte qu’une victoire définitive ne peut être concevable qu’en amont : sur le plan idéologique et politique.

Depuis le début de notre entretien, vous épinglez les impensés d’une certaine gauche tout en défendant des positions proches de la gauche républicaine. Comme le suggère la récente une du Point sur la « gauche Finkielkraut », pensez-vous qu’une partie de la gauche renoue avec un certain conservatisme républicain?

J’observe simplement que des gens de sensibilité de gauche ne se retrouvent pas dans le PS et ses satellites, où règne une culture que Jean-Pierre Le Goff nomme le « gauchisme culturel », peinant à appréhender certaines réalités auxquelles sont d’abord confrontées les classes populaires : on le voit par exemple sur la question de la laïcité, de l’école ou de l’immigration. Si affronter le réel c’est être conservateur, alors il existe en effet une gauche conservatrice.

Ses représentants supposés, Onfray, Finkielkraut ou Michéa, sont diabolisés par la gauche morale. Pourquoi tant de haine ?

Une certaine gauche aime aussi s’indigner sans relâche. Mais ce qui frappe, c’est le refus du débat au profit du ton inquisitorial, de la stigmatisation et de l’assimilation systématique du contradicteur au mal absolu : l’extrême droite. Ainsi, certains qui combattent pourtant depuis toujours cette mouvance se voient accusés d’en être les alliés objectifs ou les idiots utiles, sans que ceux qui les dénoncent ne se posent une seconde la question de savoir si ce ne sont pas eux, en édulcorant certains faits – on l’a vu lors du traitement médiatique des événements de Cologne —, qui servent la cause extrémiste. Ceci étant, relativisons cette pénible reductio ad hitlerum et les flots de moraline qu’elle charrie : toute désagréable qu’elle soit, elle reste microcosmique. On n’est plus à l’époque des Camus, Sartre et Aron… Si demain Onfray – pas plus que BHL, Todd ou certains intellectuels organiques de Télérama ou des Inrocks – montait haranguer les ouvriers sur un tonneau à la sortie d’une usine, cela n’aurait pas le même retentissement que Sartre à Billancourt ! Mais le pathétique n’est plus ce qu’il était, et le temps des grands récits est terminé.[/access]

Mars 2016 #33

Article extrait du Magazine Causeur



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