« La situation de cette petite crèche a l’air d’une petite histoire et, pourtant, si l’on veut maintenir la laïcité dans notre pays, c’est un combat qu’il faut gagner. »[1. 1. Élisabeth Badinter, « Il faut sauver la crèche Baby Loup ! », propos recueillis par Marie-Françoise Colombani, Elle, 4 novembre 2010.] C’est par cette phrase, claire et limpide, que la philosophe Élisabeth Badinter résumait, en novembre 2010, l’enjeu crucial du procès intenté par une femme voilée à la crèche Baby Loup; procès qu’il ne fallait en effet pas perdre, sous peine de voir un raz-de-marée déferler sur la République, dont les limites sont continuellement testées.
Que s’est-il passé au juste, dans notre pays, pour que la tête de la laïcité se trouve ainsi placée sur le billot, dans une indifférence politique quasi générale ? À l’exception du Haut Conseil à l’intégration qui a été aux côtés au Baby-Loup[2. Baby Loup est une crèche associative installée à Chanteloup-les-Vignes. Ouverte 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, elle a permis à de nombreuses femmes des cités voisines de sortir de leur domicile pour travailler. Elle a licencié une employée qui refusait d’ôter son voile islamique. Après le Conseil des prud’hommes de Mantes-la-Jolie, la Cour d’appel de Versailles a validé ce licenciement.] et qui, dans plusieurs rapports récents[3. Voir notamment Les défis de l’intégration à l’école et Recommandation du Haut Conseil à l’intégration au Premier ministre relatives à l’expression religieuse dans les espaces publics de la République, janvier 2011, ainsi que l’Avis sur l’expression religieuse et la laïcité dans l’entreprise, septembre 2011.], a pointé nos manquements et nos abandons , où étaient les parlementaires, le gouvernement et la présidence de la République durant les trois années qu’aura duré ce procès, eux dont une mission essentielle est de veiller au respect de la Constitution du peuple français ? Aurions-nous manqué un épisode du terrifiant spectacle de la longue agonie de la France qui nous est infligé depuis plus de trente ans ? La France ne serait-elle donc plus une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ?[access capability= »lire_inedits »]
Aux côtés de l’autorité morale d’Élisabeth Badinter, l’engagement immédiat et la mobilisation sans faille du député socialiste Manuel Valls auront joué un rôle décisif. On ne les remerciera jamais assez d’avoir su être au rendez-vous de l’engagement citoyen. On ne remerciera jamais assez non plus Richard Malka, avocat de la crèche Baby Loup, dont les plaidoiries furent d’une logique implacable. Mais rien n’eût été possible sans l’amour pour la France de Natalia Baleato, directrice de Baby Loup ; la France, le pays qui l’a accueillie à son exil du Chili. Il n’est qu’à l’écouter s’exprimer pour aussitôt sentir la puissance de cet amour sans condition ni concession. Natalia Baleato est une véritable chance pour la France, comme ont pu l’être autrefois des générations de migrants, y compris ceux de l’immigration maghrébine jusque dans les années 1960. Cet amour, on le retrouve à l’identique chez l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse, fille d’immigrés russes passés de l’opulence à la misère la plus totale sans jamais perdre ni l’humour ni la dignité. Ils ont veillé à doter leur fille de ce que j’ai appelé le « socle de reconnaissance », en l’absence duquel les enfants de migrants rencontreront les plus grandes difficultés à s’insérer dans la société, puis à s’intégrer dans la communauté française. Selon Hélène Carrère d’Encausse, ses parents ont vécu le fait de l’inscrire dans l’identité française comme « un acte responsable ». Elle décrit à la perfection le processus d’intégration qui conduit, lorsqu’il réussit, à l’assimilation : « Dès que j’ai parlé français, il s’est passé quelque chose en moi. C’était la langue qui m’ancrait. » Et d’évoquer sa visite au juge de paix, auquel elle venait déclarer au jour de sa majorité qu’elle était française : « Je savais par cœur la Constitution. J’étais disposée à chanter La Marseillaise. Je voulais prêter serment. »[4. 4. Hélène Carrère d’Encausse, Pour l’amour des mots, Production 17 juin Média, diffusé dans « Empreintes » sur Arte, octobre 2011.]
Cette déclaration d’amour à la France et à son peuple, nous en retrouvons les termes dans la conférence sur la Nation prononcée par Ernest Renan en 1882. Il y précisait l’ensemble des conditions qui doivent être respectées pour qu’un ensemble d’individus puissent continuer de former un peuple capable de construire et de porter un projet politique collectif : « la fusion des populations ; le désir de vivre ensemble ; la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis […] » Pour Renan, la nation est un héritage qu’il convient d’honorer, mais aussi la volonté de s’engager à perpétuer cet héritage.
Il faut se rendre à l’évidence : aujourd’hui, l’intégration n’est plus ni voulue, ni souhaitée par un nombre croissant de descendants de migrants. Il n’y a plus volonté de s’engager à perpétuer l’héritage du peuple français. La France voit la main qu’elle a tendue de plus en plus fréquemment mordue. Nous le mesurons entre autres au travers de la remise en cause de sa laïcité et des attaques en règle perpétrées contre l’École de la République et son corps enseignant. Ce n’est déjà plus le bien vivre-ensemble qui se trouve remis en question, mais le simple vivre-ensemble.
Alors, à qui la faute ? En tout premier lieu, aux hommes et femmes politiques dont l’insoutenable désinvolture les a conduits à mépriser le fait que le peuple français, à l’instar de tous les autres peuples, possède une histoire et une mémoire, et que son temps n’est pas celui des hommes. Ils ont oublié que l’Histoire enseigne qu’on ne peut jamais faire évoluer un peuple à son corps défendant. Ensuite, la faute à une multitude d’acteurs qui se rejoignent en un improbable attelage pour déposséder le peuple de toute liberté d’expression et d’exercice de son esprit critique. N’est-il pas surprenant de retrouver dans ce même attelage le grand patronat, qui a un intérêt évident à l’immigration afin d’empêcher toute tension sur les salaires, et une gauche qui continue d’invoquer l’émancipation des individus et le progrès social ?
Il n’avait pas échappé à Georges Marchais, ni à Michel Rocard, que l’immigration nuisait fortement à l’insertion et à l’intégration. Le premier avait, dès 1981, exigé l’arrêt de l’immigration car, disait-il : « La cote d’alerte est atteinte. […] C’est pourquoi nous disons : il faut arrêter l’immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage. Je précise bien : il faut stopper l’immigration officielle et clandestine. Il faut résoudre l’important problème posé dans la vie locale française par l’immigration. Se trouvent entassés dans ce qu’il faut bien appeler des ghettos, des travailleurs et des familles aux traditions, aux langues, aux façons de vivre différentes. Cela crée des tensions, et parfois des heurts entre immigrés des divers pays. Cela rend difficiles leurs relations avec les Français […] »[5. Georges Marchais, Lettre adressée à Si Hamza Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris, publiée le 6 janvier 1981 par le journal L’Humanité.]. En 1990, Michel Rocard avait, devant l’Assemblée nationale, anticipé le fait que les flux migratoires finiraient par « hypothéquer gravement et tout ensemble d’abord l’équilibre social de la Nation, ensuite les chances d’intégration des étrangers installés enfin l’avenir même de nouvelles vagues d’arrivants et des pays d’où ils viennent […] »[6. Intervention de Michel Rocard, Premier ministre, à l’Assemblée nationale, 22 mai 1990.]. Nous y sommes. Et que font les élites ? La plupart persévèrent dans leurs politiques immigrationnistes et dans la propagation de l’idéologie de la discrimination qui dresse les jeunes de l’immigration contre la France, rendue responsable de tous leurs malheurs. Certains souhaitent même aller plus loin en transformant la citoyenneté politique en citoyenneté-résidence par l’octroi du droit de vote aux étrangers.
Vendredi dernier, j’ai assisté à un colloque organisé par un commissaire divisionnaire, Abdelkader Haroune, digne héritier des migrants qui ont inscrit leur descendance dans l’arbre généalogique français. Au cours de l’une des tables rondes, le représentant du Medef 93, Yazid Chir, a dit la chose suivante, que les citoyens seront bien heureux d’apprendre, eux qu’on a tant accusés de racisme : « On s’est rendu compte que ni l’adresse, ni l’origine sociale, ni l’ethnie n’étaient des éléments discriminants, mais que c’était l’orientation qui l’était. » Or, qu’a prôné avec beaucoup d’insistance, au cours de cette même table ronde, un membre du gouvernement − Jeannette Bougrab − qui s’était courageusement tenue aux côtés de Baby Loup ? Qu’à compétences égales (ce qui n’existe d’ailleurs jamais dans un processus de recrutement), il fallait accorder une préférence systématique aux candidats de la « diversité »[7. Colloque La richesse des enfants issus de la diversité. Les chemins de la réussite, Sénat, vendredi 28 octobre 2011.]. J’ai été profondément choquée par cette prise de position qui incite clairement à la discrimination contre les Français de souche européenne. C’est d’ailleurs ainsi que l’a entendue la Directrice des ressources humaines du Groupe Siemens, Claire Tassadit Houd, qui a tenu à exprimer son refus d’accorder un avantage sur une base ethnique ou raciale.
« Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire, ce n’est pas de subir la loi du mensonge triomphant qui passe », disait Jean Jaurès. Ne nous leurrons pas : la République continuera d’être testée, et elle le sera d’autant que l’État montrera sa peur et révèlera son impuissance à assurer sa protection. Il nous faut considérer la victoire de Baby Loup comme le premier pas de la longue marche qui mènera à la grande victoire, celle qui verra les principes constitutionnels du peuple français de nouveau en vigueur et respectés sur l’ensemble du territoire français.
Citoyen, vas-tu souffrir encore longtemps d’entendre les cris sourds du pays qu’on enchaîne ? Si le doute ou l’inquiétude viennent un jour à germer en toi, pense alors aux sages paroles du philosophe Marcel Gauchet : « Dix siècles d’une inventivité extraordinaire ne s’effacent pas en quelques années »[8. Marcel Gauchet, « Le spectre qui hante l’Europe, c’est la décadence », propos recueillis par Sylvie Besson pour Le Temps (Genève), 3 juillet 2009.].[/access]
Cet article est issu de Causeur magazine n ° 41.
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