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Des sectes et de leurs dérives


Des sectes et de leurs dérives
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En France, les phénomènes sectaires sont de plus en plus insaisissables. Quand faut-il sévir ou interdire ? L’analyse de la philosophe Françoise Bonardel.


La multiplication des « dérives sectaires » depuis la crise sanitaire a conduit la Miviludes[1] à intensifier ses activités, tant en matière de prévention que de répression. Mais que faut-il davantage redouter : les sectes, souvent connues du grand public à travers leurs dérives outrancières, ou les comportements de type « sectaire », plus difficiles à identifier dès lors qu’ils se manifestent là où on ne les attendait pas ? Dans les relations personnelles, les associations et institutions les plus honorables, l’Église et parfois même l’État, et jusque chez les transgenres si on en croit une enquête récente[2]. S’il n’est donc pas nécessaire d’appartenir à une secte pour faire montre de sectarisme, la lutte contre ce fléau dont les formes varient à l’infini n’en est que plus problématique, tant le phénomène sectaire demeure complexe et parfois même insaisissable.

Déviances

On a beau s’accorder sur le fait qu’une secte[3] est un groupement d’individus désireux de vivre en commun l’enseignement d’un maître considéré à la fois comme un chef et un sage, ce qui caractérise ce type d’association n’est ni le nombre de ses membres –  la secte Moon  en comptait plusieurs millions, tout comme la Scientologie aujourd’hui – ni même la nature du mode de vie prôné par le maître. École de pensée ou voie spirituelle selon les Anciens, la secte n’avait alors en soi rien d’inquiétant, et la multiplication des groupements sectaires témoignait au contraire d’un pluralisme intellectuel et spirituel plutôt stimulant. Les sectes ne sont devenues des foyers d’anomalie psychique ou d’hérésie religieuse que lorsqu’un régime de pensée unique – monothéiste et/ou rationaliste – a vu en elles autant de déviances par rapport au mainstream ambiant. Or, ces déviances ne seraient que des formes de dissidence libertaire si elles n’étaient fréquemment accompagnées de dérives inacceptables : extorsion de fonds, abus sexuels, manipulation mentale, rupture des membres de la secte avec leur milieu d’origine, suicides collectifs au nom d’un idéal spirituel bafoué par les agissements exigés des fidèles.

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Mais saurait-on s’en prendre au groupement sectaire lui-même sans porter atteinte à la liberté de conscience reconnue à tout citoyen par la République ? Vivre quasiment nu ou vêtu de costumes exocentriques, se nourrir de racines ou adorer les étoiles n’est un délit que si ces choix de vie personnels, si insensés soient-ils, troublent l’ordre public ou mettent en danger la santé ou la vie d’autrui. Les régimes totalitaires peuvent seuls à cet égard se vanter d’avoir fait disparaître la tentation sectaire en devenant eux-mêmes des méga-sectes au sein desquelles un chef, dont la personnalité est l’objet d’un culte quasi religieux, endoctrine et enrégimente une population tout en s’enrichissant de manière éhontée. Ce n’est donc pas au regroupement sectaire lui-même qu’on peut légitimement s’en prendre mais à ses dérives ; les mobiles conduisant à cette forme d’existence communautaire étant soit inattaquables en raison de la liberté d’opter pour tel ou tel mode de vie ; soit inconsistants, et donc négligeables, au regard des idéaux communément partagés dont se démarquent justement les groupes sectaires, en général tournés vers un passé mythifié ou vers une « fin des temps » apocalyptique. Mais sont-ils vraiment les seuls à se détourner du présent en même temps que de la réalité ? Le sectarisme ne commence-t-il pas quand on se refuse à faire face au réel, et qu’on substitue à son approche lucide et mesurée une soumission inconditionnelle ou une condamnation sans appel ?

Sectarisme d’avant-garde et sectarisme ordinaire

La notion même de « dérive » est par ailleurs équivoque puisqu’elle suggère qu’une dérivation s’est produite par rapport à un courant initial dont il n’y avait pas lieu de suspecter la dangerosité. C’est un peu comme si l’on constatait, sans pouvoir l’expliquer, qu’un arbre a des branches pourries alors que son tronc est sain. Mais l’est-il vraiment, ou donne-t-il toutes les apparences d’une santé qu’il n’a pas en réalité ? Pousser la question plus loin reviendrait à remettre en cause le regroupement sectaire lui-même qui serait déjà en soi porteur d’une maladie pour ainsi dire infantile (besoin de protection, goût du secret, tendances asociales). Mais l’inverse peut tout aussi bien être vrai : c’est parce qu’on ignore ou méprise l’idéal de vie des membres de la secte qu’on se focalise sur des dérives occasionnelles qui n’entachent pas ce que ce groupement a de légitime et parfois même de réformateur : ce fut le cas des Esséniens, des Cathares et des premiers disciples de Luther. On ne saurait enfin oublier que si l’esprit des Lumières est vivement sollicité dans cette affaire, lui-même n’est pas exempt de préjugés à l’endroit du fait religieux, et a fortiori s’il revêt une forme sectaire. Peut-on dès lors aborder aujourd’hui les dérives sectaires avec l’ironie de Voltaire ?

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Ces dérives seraient-elles enfin au plan religieux ce que sont certains « dérapages » au plan politique ? Des glissements, des lapsus significatifs grossissant et rendant de ce fait visible ce qu’on ne voulait pas voir mais qui resurgit ainsi d’un tréfonds inavouable. Il faudrait en ce cas savoir gré à ces dérives d’avoir attiré l’attention sur ce fonds obscur  si ce n’était en même temps courir le risque d’instaurer une police des mœurs et de la pensée attentive à tout faux-pas révélateur. Or la secte, accusée d’être la matrice d’un totalitarisme d’autant plus dangereux qu’il opère à huis-clos, est aussi suspectée d’être le ferment de toutes les dissidences par rapport à un courant devenu dominant. C’est donc entre Charybde et Scylla qu’il convient d’évaluer le degré de dangerosité d’un groupement supposé sectaire, sans oublier que le sectarisme demeure, en ses formes ordinaires, la chose du monde la mieux partagée.


[1] Mission intergouvernementale de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (créée en 2002).

[2] Causeur n°116, octobre 2023.

[3] Du latin secta signifiant voie, école de pensée, et du verbe sequi, suivre et non pas couper, séparer (secare) comme pourrait le suggérer cette étymologie trompeuse.



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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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