Si j’étais cinéaste, aurais-je vraiment eu envie de filmer pendant des mois la transhumance de troupeaux de moutons à travers l’État du Montana ? J’en doute. Lucien Castaing-Taylor, lui, n’a pas reculé face à ce défi plutôt insolite. Il est vrai qu’il n’est pas metteur en scène, mais professeur d’anthropologie à Harvard. Et puis, c’était la dernière occasion de graver sur la pellicule cette geste épique de la légende de l’Ouest américain. Plus jamais, on ne verra des milliers de moutons traverser des villes abandonnées pour l’occasion à ces quadrupèdes aussi têtus que charmants.
Sweetgrass, c’est le titre du film, plaira aux zoophiles, aux amateurs de westerns et aux insomniaques. Plus intéressé par les caprices des moutons et la majesté des paysages qu’ils traversent que par la lassitude et l’exaspération de leurs convoyeurs subissant leurs bêlements incessants, Lucien Castaing-Taylor n’a pas filmé leur retour dans leurs fermes après des mois de solitude, ni la manière dont ils dilapident leur paie. Il me l’a raconté, en revanche, et je pense qu’il y aurait eu là matière à un documentaire moins moutonnier, plus trivial sans doute et presque aussi excitant.
On imagine très bien Sweetgrass présenté dans une école de cinéma, section documentaire, à Séoul. C’est là, précisément, que se déroule Oki’s Movie, le dernier film de Hong Sangsoo qui est au cinéma coréen ce que Clément Rosset est à la philosophie française : burlesque, éméché et attentif aux détails les plus saugrenus que tissent les humains, même les plus moutonniers.
Ici, une jeune étudiante en cinéma encore inexperte sentimentalement, observe au plus près le comportement d’un jeune cinéaste et d’un vieux professeur de cinéma, tous deux troublés par la naïveté feinte d’Oki. Elles les amènera dans les mêmes lieux et, avec une ingénuité toute rohmérienne, comparera leur comportement. Derrière chaque jeune fille se dissimule un garagiste qui évalue consciencieusement la valeur de la voiture d’occasion qu’il s’apprête à acheter. Je l’admets volontiers : je suis prêt à abandonner les moutons à mon ami de Harvard et à prendre le premier avion pour Séoul où je filmerai la suite des aventures d’Oki. Sans atteindre à la perfection de Hong Sangsoo, mais avec autant de plaisir qu’il m’en a donné.
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