Depuis 2022, l’émission n’était plus diffusée que le samedi et le dimanche. À la rentrée, le jeu ne sera plus à l’antenne de France 3.
Consonne… Voyelle… Consonne. Pendant cinquante-deux ans, la même ritournelle, dans tous les enchaînements possibles, aura été scandée par les milliers de candidats ayant participé au plus ancien des jeux encore à l’antenne. Alors que Des chiffres et des lettres s’apprête à tirer sa révérence1, une page de notre rapport énamouré et contrarié aux calculs et au vocabulaire se tourne. Pour la doyenne des émissions, le compte n’était plus vraiment bon : de 7 millions de téléspectateurs il y a trente-cinq ans, elle ne parvenait plus à en attirer que le dixième. Et puis, la mode n’est plus aux mots de neuf lettres.
Prenant la suite de l’émission Le mot le plus long, dont le principe résidait dans son intitulé, Des chiffres et des Lettres, qui y adjoignit le calcul mental, a accompagné les après-midi de nombreux Français, à peine concurrencé, sur la durée, par le Tour de France au mois de juillet. « Un jeu de vieux », entend-on déjà persifler ses habituels contempteurs. Le jeu d’une génération au moins, celle de nos (arrière-)grands-parents, déjà moins celle de nos parents, celle des boomers qui prirent le contre-pied de l’époque en choisissant de construire des mots plutôt que de succomber à la mode de la déconstruction.
Et nous, encore enfants au tournant des années 90, avons souvent entendu, au détour d’une visite familiale, nos aïeux déjà blanchis sous le harnais, tenter de former un mot ou s’exclamer, après un calcul aussi bref qu’efficace : « Le compte est bon! ». À l’époque, nous usions nos pantalons d’uniforme sur les bancs de l’école et les seuls jeux auxquels nous nous adonnions, en dehors des sports de ballon et des billes – de corde à sauter pour les filles : c’était avant les pratiques non genrées – consistaient à retrouver, le plus rapidement possible, des mots dans le dictionnaire ou le résultat d’une addition. Tous les matins, notre professeur récitait une dictée et nous tentions de reproduire le texte sans commettre de fautes. Nous avions un cahier dans lequel nous nous exercions aux tables de multiplication.
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À l’heure où les smartphones ont envahi les salles de classe, avec leur lot d’applications sociales, mais aussi d’outils permettant de calculer sans devoir effectuer d’exercice mental, et à l’époque où nous n’avons plus à nous soucier de la correction orthographique – presque un fascisme -, il n’est pas étonnant que Des Chiffres et des Lettres rejoigne la liste d’émissions culturelles passées à la trappe : Les jeux de 20 heures (avec aux manettes Jean-Pierre Descombes, qui vient de vous quitter, et Maître Capello) ou L’académie des 9. Il reste, nous dira-t-on, Slam, présenté pour quelque temps encore par le sémillant Cyril Féraud, l’excellent Questions pour un champion, ode à la culture générale, ou Tout le monde a son mot à dire.
Nous ne pourrions évoquer l’émission sans mentionner l’esprit fécond de son créateur Armand Jammot, également inventeur de La bourse aux idées et des Dossiers de l’écran, ses brillants animateurs, Patrice Laffont et le toujours jeune Laurent Romejko, ses arbitres Arielle Boulin-Prat et Bertrand Renard, sacrifiés il y a deux ans déjà sur l’autel de la modernité, et ses nombreux clubs disséminés partout en France où se réunissent des amoureux de la gymnastique intellectuelle.
Le groupe-Bolloré aurait montré un intérêt à la reprise du programme, mais la famille de son créateur a balayé l’idée d’un revers de la main : «Jamais mon père, qui était un grand républicain, un démocrate, un humaniste, n’aurait travaillé avec M. Bolloré. Quand il rencontrait des téléspectateurs d’origine immigrée qui lui disaient ‘j’ai appris le français avec vous’, il était content. Or, je partage ses convictions profondes », s’est permis de déclarer Florence Jammot dans Le Monde2.
Le culte des chiffres et des lettres, qui mourait à petits feux, s’éteint un peu plus avec la disparition de sa grand-messe. Comment s’en étonner alors que le désormais ex-ministre des Finances semble incapable de présenter un budget calculé à l’équilibre – le même nous ayant gratifié d’un roman au style bancal -, tandis que les tests internationaux montrent un manque de maîtrise des mathématiques et alors que l’orthographe est perçue comme un nouveau fascisme ? Et voilà que soudain nous envahit ce sentiment résumé en un dernier mot de neuf lettres : nostalgie.
- https://www.latribune.fr/technos-medias/c-est-une-decision-difficile-mais-nous-avons-decide-d-arreter-des-chiffres-et-des-lettres-stephane-sitbon-gomez-france-televisions-996923.html ↩︎
- https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/07/04/jamais-mon-pere-n-aurait-travaille-avec-m-bollore-les-detenteurs-des-droits-du-jeu-televise-des-chiffres-et-des-lettres-ne-veulent-pas-de-c8_6246928_3234.html ↩︎
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