Comme tout pays démocratique digne de son nom, la France s’est aménagée en haut de la colline Sainte-Geneviève un petit cellier où elle conserve ses hommes les plus illustres. C’est aussi mélancolique et froid que la campagne canadienne en hiver. De temps à autre, on éclaire l’endroit, on le réchauffe et l’on vient y déposer un dormeur du val qui n’avait rien demandé. Retraite aux flambeaux, discours de comices agricoles, la patrie reconnaissante, vin d’honneur à l’Elysée, fermez le ban.
Seulement il arrive que certaines personnalités aient le mauvais goût de ne pas ravaler leur bulletin de naissance assez vite et de continuer à préférer les bains de foule à ceux de formol. Et on les voit se promener sans vergogne, ces récalcitrants qui tardent à imiter le général de Gaulle, Georges Pompidou ou François Mitterrand, qui, eux, eurent la décence de retourner ad patres sitôt leur tâche achevée. Le premier à contrevenir à cette règle de la bienséance républicaine fut Valéry Giscard d’Estaing. Il maugréa bien en 1981 un timide « au revoir », mais il resta, donnant libre cours à l’imagination féconde d’hommes publics qui vous annoncent se retirer à tout jamais de la vie politique le 1er du mois pour mieux solliciter vos suffrages le 10 suivant.
Certes, aucun régime ne peut longtemps tolérer que l’un ou l’autre homme d’envergure parcoure librement les allées du pouvoir, haussant tous les dix mètres les épaules et murmurant dans sa barbe : « Ah ! les cons. » L’intelligence est souvent sœur du mauvais esprit. Et la démocratie n’aime pas le mauvais esprit. Elle l’exècre, le hait, le déteste autant que l’intelligence – ça n’est pas peu dire. Il a donc bien fallu que l’on trouve des solutions pour écarter loin du pouvoir ces hommes qui l’avaient exercé un jour.
On ouvrit un livre pour regarder ce que faisaient les anciens Romains. Et l’on s’aperçut que les barbares latins n’y allaient pas par quatre chemins : l’exécution ou l’exil. Comme la roche tarpéienne est à une sacrée trotte de l’Elysée et de Matignon, on opta pour la deuxième solution. Philippe Séguin et Alain Juppé furent expédiés au Québec, Rocard à Strasbourg, tandis que l’on perdait définitivement la trace de Jean-Pierre Chevènement ou de Jacques Delors. Un régime de faveur fut prescrit à certains : ainsi demanda-t-on à Edouard Balladur de présider des commissions où sa principale tâche était de remuer du chef de temps à autre pour montrer qu’il était en vie – ce qu’il fait très bien. On expédia un ancien ministre des Finances dans une organisation internationale où sévissent de peu glamour banquiers, tandis qu’un ancien ministre de la Culture fut envoyé sur l’île du docteur Castro afin d’y organiser la prochaine Love Parade.
Pour certains, le traitement ne fut pas jugé assez sévère. Strasbourg n’étant pas assez froide, on muta Rocard en Arctique, où il converse depuis avec des manchots et des pingouins très intéressés par la troisième voie. L’ancien Premier ministre ne désespère pas de refiler une carte du PSU à un vieux phoque échoué sur la banquise. C’est ce qu’à gauche on appelle la rocardisation : ne jamais rien lâcher, même avec les animaux, mais ailleurs. Séguin fut rapatrié de Montréal (au grand dam des pizzaiolos de la place qui voyaient s’achever leur âge d’or) pour se laisser emmurer vivant dans le devoir de réserve qui échoit au premier président de la Cour des comptes. Deux agents de la DGSE vinrent enlever Alain Juppé de la Belle Province, pour l’exiler encore plus loin, c’est-à-dire en province. C’est ce qu’on appelle, à droite, la chabanisation : Bordeaux, poubelle des espoirs politiques. Bordeaux, cru bourgeois.
Jamais en Allemagne, nous n’oserions infliger à un homme un tel traitement. D’abord, parce que chez nous la province n’existe pas : chaque Land a son gouvernement et son Parlement où tout un chacun peut briller comme un phénix. Lorsqu’un maire est battu à une élection on s’occupe proprement de son cas. Quand le Dr Dr Dr Muhlman perdit la municipale d’Esslingen-am-Neckar, près de Stuttgart, dans les années 1970, son heureux successeur n’eut de cesse de lui envoyer des bouteilles de kirsch de la meilleure tenue. Six mois plus tard, le delirium tremens passé, la ville toute entière offrit un merveilleux enterrement à son ancien maire. La cirrhose du foie est apte à régler, quoiqu’on en dise, toutes les crises politiques.
Seulement, cela ne viendrait à l’idée de personne d’envoyer un ou deux litres quotidiens de kirsch à Alain Juppé. Le meilleur d’entre nous n’a pas la gueule du pochetron. Il rumine. Parfois, le téléphone sonne. Bonheur, c’est Nicole Notat. Elle lui rappelle le bon temps qui passe et ne revient pas, quand il ne faisait pas tirer sur les foules et se contentait de rester tout heureux droit dans ses bottes. Parfois même, une ex-juppette donne, de sa maison de retraite, une interview à une radio périphérique et le traite de tous les noms. Ça le ragaillardit et lui ferait hérisser les cheveux sur la tête s’il en avait.
Mais, sitôt passés ces instants de frêle bonheur, il sombre dans la dépression. Il n’a plus goût à rien. Son dernier plaisir minuscule, lui qui ne boit aucune gorgée de bière, était de manger une cerise. Une fois par mois, il allait s’en acheter une. Une belle. Gorgée d’eau, de rouge et de soleil. Il passait une heure à la choisir chez le Turc du coin – mes lecteurs français auront rectifié par Arabe du coin. Il la regardait, la contemplait, la prenait par la queue et la faisait reluire sous le néon blafard de l’épicier. Quand elle était à point, parfois il pouvait se mirer dedans et, contemplant son auguste reflet, entonnait doucement la chanson de Jean-Baptiste Clément : « Quand nous chanterons le temps des cerises, Et gai rossignol et merle moqueur seront tous en fête… »
Et puis le jour vint où l’Elysée décida que c’en était trop et qu’il fallait une fois pour toutes déposséder Alain Juppé de ses menus plaisirs. Nicolas Sarkozy appela Rungis et tous les grossistes en primeur pour interdire que la Gironde fût désormais desservie. Bordeaux fut privée de cerises. Alain Juppé n’en mangerait plus.
Si vous avez un verger, un peu d’argent pour lui en acheter une ou deux – trois serait Byzance –, n’hésitez pas : envoyez-lui des cerises. Ou des navets. Ou des brocolis. Des salsifis et des oranges. Une banane. Cinq fruits ou légumes au minimum par jour, sinon dans trois mois vous le retrouverez à Matignon.
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