Décrié pour son silence assourdissant depuis les atrocités commises par le Hamas, le monde du spectacle n’a jamais brillé par son courage et sa lucidité.
Ils sont pourtant si prompts à s’indigner d’habitude. Hormis quelques personnalités, juives pour l’essentiel, les artistes en tout genre ne sont pas sortis du bois depuis que l’horreur absolue a frappé Israël, le 7 octobre dernier. Il est vrai que pétitionner à tire-larigot pour combattre « l’extrême droite » et « les violences policières » ou chasser en meute contre Roman Polanski sur la scène des César tout en célébrant l’irréprochable Ladj Ly exige autrement plus d’audace. Ce n’est pas nouveau.
Au début des années 1940 déjà, la plupart de nos grandes vedettes du music-hall et du cinéma (mais aussi beaucoup de nos écrivains, de nos peintres, etc.) ne se distinguent pas vraiment par leur courage et leur lucidité.
Si Jean Gabin, Joséphine Baker et une poignée d’autres sauvent l’honneur, nombreux, très nombreux sont ceux qui se compromettent, à des degrés divers, avec l’occupant nazi.
Tout sourire (chevalin), le grand Fernandel serre à Berlin la poigne de Joseph Goebbels, le ministre de la Propagande du Reich. À sa décharge, nous sommes en juillet 1939 et la guerre n’a pas encore commencé. Mais bon, quand même. Sous l’Occupation, Don Camillo déjeune au cercle allemand et roucoule sur les ondes de Radio-Paris, la radio qui ment et qui est allemande. Stipendié par la Continental-Films, la société de production financée par les Nazis, il tourne d’innombrables navets. Une manière comme une autre de saboter la propagande allemande.
Tino Rossi lui aussi pousse la chansonnette sur Radio-Paris et se fait grassement payer par Alfred Greven, le patron de la Continental, pour tourner dans ses films. Le « roi des chanteurs de charme » honore de sa présence de nombreux galas parisiens, dont celui organisé au théâtre de l’Empire en faveur de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF), qui combat sous l’uniforme de la Wehrmacht sur le front russe. Le bellâtre aime aussi qu’on lui fasse Tchi tchi ou Catari, Catari1 au One-Two-Two, le plus illustre bordel de la capitale, où il se rend régulièrement. Souvent accompagné d’un ami de la Gestapo…
Maurice Chevalier mobilise à sa façon nos troupes durant la « Drôle de guerre » en chantonnant Ça fait d’excellents Français, qui badine sur une armée française composée de souffreteux2 pas vraiment pressés d’en découdre3. Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé et Paris occupé, le Gavroche de Ménilmontant anime des émissions sur Radio-Paris, tient le haut de l’affiche au Casino de Paris devant un parterre d’officiers allemands et inaugure à Monaco Radio Monte-Carlo, « au service de l’Europe nouvelle ». Ce n’est pas du goût de Pierre Dac, qui l’intègre dans sa liste de « mauvais français » sur Radio-Londres, ni de Joséphine Baker. La célèbre danseuse, qui a rallié le général de Gaulle en Afrique du Nord, accuse en mai 1944 Maurice Chevalier de « dissimuler derrière son fameux sourire un collaborationniste nazi ». Au même moment, un tribunal spécial se réunit à Alger et le condamne à mort par contumace.
Son ancien amour, Mistinguett, continue quant à elle d’agiter ses fameuses gambettes de sexagénaire au Casino de Paris. Tous les soirs, elle emprunte l’entrée des artistes surmontée d’un panneau indiquant : « Interdit aux chiens et aux Juifs ». L’Occupation est joyeuse pour la meneuse de revue, qui n’a pas besoin de faire la queue pour obtenir un morceau de beurre. On la voit régulièrement chez Maxim’s ou chez Carrère, le dîner-spectacle le plus select de Paris, où l’on entend rire grassement les officiers de la Wehrmacht. Elle participe parfois aux folles soirées du One-Two-Two, où elle croise Tino (Rossi) et Momo (Chevalier), mais aussi les sinistres Bonny et Lafont et la pas très fine fleur de la Gestapo locale. Le champagne y coule à flot à l’heure du rationnement. Elle est l’une des vedettes du gala de L’Union des artistes, organisé au Lido en juillet 1942 et présidé par Sacha Guitry. On n’est pas là pour y entonner le chant des partisans.
Sacha Guitry, lui, ne fait pas de politique. Ce n’est pas son truc. Ses pièces de théâtre rencontrent un grand succès à Paris, mais aussi à Vichy, où il fait jouer trois représentations de Vive l’Empereur devant les membres du gouvernement et Philippe Pétain en personne, qui monte sur scène féliciter les artistes. Le vainqueur de Verdun reçoit en audience privée le cinéaste-acteur-dramaturge qui, de son côté, reçoit régulièrement les officiers allemands dans sa loge, ou même à son domicile. Sur son bureau, une photo dédicacée de Benito Mussolini figure en bonne place, entre le portrait de son père Lucien et celui de Claude Monet. « Monsieur Môa » a même l’honneur de rencontrer personnellement un autre maréchal, Hermann Göring. « Il m’a fait chercher chez moi par des officiers SS qui m’ont sommé de les suivre. Ce n’était pas une invitation, c’était un ordre ! », se défendra-t-il à la Libération.
Arletty prend du bon temps depuis mars 1941 avec Hans Jürgen Soehring, un jeune officier de la Lutwaffe membre du parti national-socialiste que lui a présenté la fille de Pierre Laval. Après tout, si son cœur est français, son cul n’est-il pas international ? Par l’entremise de son Hans, la vedette des Visiteurs du Soir sert (elle aussi) la main d’Hermann Göring, de passage dans la capitale, et fréquente les salons de l’ambassade allemande. Elle se pavane aux bras de son amant dans les meilleurs restaurants de Paris, sur les champs de course ou à l’opéra. À ses copines actrices Mireille Balin et Michèle Alfa, qui partagent leur couche avec un officier de la Wehrmacht, notre gueule d’atmosphère glisse en souriant : « On devrait former un syndicat ! »
« Mais comment aurais-je mon opium ? », s’inquiète Jean Cocteau lorsque la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne en septembre 1939. L’auteur des Enfants terribles a du mal à résister à l’emprise de cet opiacé. Il a du mal à résister tout court. Le drapeau nazi flottant en haut de la Tour Eiffel, il griffonne de nombreux articles pour la presse collaborationniste, à commencer par le si bien nommé La Gerbe. « L’honneur de la France sera peut-être, un jour, d’avoir refusé de se battre », gribouille-t-il dans son Journal en mai 1942. Et lorsque la censure allemande s’intéresse d’un peu trop près à son Renaud et Armide, qu’il vient de boucler pour la Comédie-Française, il écrit aussitôt à Pétain : « C’est à vous, Monsieur le maréchal, que je m’adresse parce que je vous vénère et vous aime. » La pièce est jouée. Cocteau publie des poèmes dans la langue de Goethe, fréquente régulièrement l’ambassade d’Allemagne à Paris et se lie d’amitié avec la femme de l’ambassadeur Otto Abetz ; il dîne chez Maxim’s avec Albert Speer, l’architecte et ministre de l’Armement d’Hitler ; il se fait photographier aux côtés de Zarah Leander, la star suédoise du cinéma nazi en tournée à Paris… Il ouvre les portes de son appartement à Arno Breker. Le sculpteur officiel du Troisième Reich et ami personnel du Führer expose à Paris ses « kolossales » statues d’athlètes aryens. L’écrivain et réalisateur se sent obligé de publier dans le journal Comoedia un dithyrambique « Salut à Breker ». Un soir, Jean Marais retrouve son amant dévasté : celui-ci vient d’être traité de collabo par Radio-Londres…
Charles Trenet compose en 1942 La Marche des jeunes, un hymne pétainiste qui figure sur la face B d’un autre célèbre chant de l’époque : Maréchal nous voilà. L’artiste chevrote sur Radio-Paris et à l’ambassade d’Allemagne, participe à des galas devant les galonnés de l’armée allemande et s’offre une tournée d’un mois et demi au cœur du Troisième Reich, histoire notamment de remonter le moral des prisonniers de guerre français et des travailleurs du STO. À cette occasion, il rencontre même Hitler en personne à Berlin. « Seulement deux minutes », plaidera le « Fou chantant » après la guerre.
Édith Piaf occupe le troisième étage d’une luxueuse maison close (L’Étoile de Kléber) située à deux pas du siège de la Gestapo, rue Lauriston. Elle y sympathise avec l’amant d’une de ses amies, Henri Lafont, chef de la Gestapo française. Elle chante à l’ambassade d’Allemagne et fait même entendre sa voix à Berlin, où elle prend la pose devant la porte de Brandebourg en août 1943. La Môme prévoit de rencontrer Goebbels qui l’admire, mais le ministre de la Propagande du Reich est convoqué à une réunion de crise par le Führer et doit annuler au dernier moment leur rendez-vous. En février 1944, elle repart en tournée au cœur de l’Allemagne nazie pour « promouvoir la chanson française ». Elle ne regrettera rien. Non, rien de rien.
Marcel Pagnol refuse de travailler avec Alfred Greven et la Continental mais accepte de devenir commissaire au Comité d’organisation de l’industrie cinématographie (COIC), un organisme de censure du régime de Vichy. Ledit Comité interdit aux Juifs de travailler au théâtre, au cinéma ou dans des spectacles quelconques. À la demande du Secrétariat général à l’Information et à la Propagande, l’auteur du Schpountz produit fin 1941 le documentaire Français, vous avez la mémoire courte !, qui fait l’éloge du maréchal Pétain et fustige le communisme. En août 1942, ses petites compromissions lui valent de figurer avec (entre autres) Pierre Laval, Jacques Doriot et Marcel Déat dans une liste noire établie par la Résistance et publiée dans le magazine américain Life, laquelle énumère les Français qui méritent soit d’être « jugés après la libération de la France » soit d’être « abattus ».
Les Frères Lumière l’éteignent définitivement pendant les années sombres. Après s’être rangés officiellement derrière Pétain et Laval, Auguste et Louis intègrent le comité d’honneur de la LVF et sont décorés de la Francisque. Le second va même jusqu’à prêter son nom à la Milice du Var, où il réside. Filmé par la propagande allemande, Albert Préjean prend en mars 1942 le train de la honte pour Berlin en compagnie des actrices Suzy Delair, Junie Astor, Danielle Darrieux et Viviane Romance. Les vedettes du cinéma français sont choyées en Allemagne pendant douze jours, la visite se concluant par une réception dans les appartements privés des Goebbels. Martine Carole, qui n’est pas encore Caroline Chérie, montre sa bobine dans un court-métrage diffusé lors de l’exposition antisémite du Palais-Berlitz. Pierre Fresnay joue, sans sa Francisque, dans cinq films de la Continental. Il préside le très maréchaliste syndicat des acteurs et exerce des fonctions au sein du Comité d’organisation de l’industrie cinématographique. Gaby Morlay fait pleurnicher la France entière avec son rôle de gouvernante miséreuse dans Le Voile Bleu, l’un des plus grands succès du cinéma sous l’Occupation. Hors plateau, elle devient la maîtresse de Max Bonnafous, le nouveau secrétaire d’État à l’Agriculture et au Ravitaillement de Vichy, qui vient de rentrer de Constantine où en tant que préfet il a appliqué avec zèle toutes les mesures antisémites.
Après s’être affichée tout sourire aux côtés de Fernandel avec Goebbels, Elvire Popesco s’affiche dans des productions allemandes jusqu’en 1942 et apprécie elle aussi l’intimité confortable des salons de l’ambassade d’Allemagne à Paris. L’immense Michel Simon fait profiter l’Italie fasciste de son talent d’acteur en y tournant plusieurs films entre 1939 et 1942, avant de jouer dans Au Bonheur des dames, le film d’André Cayatte produit par la Continental. En 1944, il monte sur les planches pour une pièce (Le Portier du paradis) d’un auteur pro-nazi au nom prédestiné, Eugène Gerber. Raymond Souplex, le futur commissaire Bourrel des Cinq Dernières minutes, tonne sur Radio-Paris et pose à Berlin en août 1943 devant la porte de Brandebourg en compagnie d’Édith Piaf, Albert Préjean et Viviane Romance. Cécile Sorel, de la Comédie française, écrit en allemand à la Kommandantur pour se faire attribuer un appartement quai d’Orsay, dont le propriétaire juif a fui la capitale. Charles Vanel travaille lui aussi beaucoup sous l’Occupation et est l’un des acteurs favoris de Pétain, qui l’honore d’une Francisque. Dix ans après la guerre, il incarnera un ancien chef de la Résistance dans La Main au Collet, d’Alfred Hitchcock. Sans doute l’un de ses meilleurs rôles de composition.
Henry-Georges Clouzot tourne L’Assassin habite au 21 et Le Corbeau pour la Continental de son ami allemand Alfred Greven. « Dans le national-socialisme, il y a quelque chose qui me touche, je ne dis pas le contraire… dans le côté social », confesse au passage le cinéaste4. Maurice Tourneur, qui porte également très bien son nom, est le réalisateur le plus prolifique (cinq long-métrages) de la société de production de la Propagandastaffel. Il sort sur grand écran Volpone, le fourbe Vénitien ayant pour l’occasion les traits d’un Juif. Henri Decoin collabore à trois reprises avec la Continental et réalise en 1942 Les Inconnus dans la maison, l’un des personnages du film accusé de meurtre, joué par Marcel Mouloudji, s’appelant Ephraïm… Un an plus tôt, Abel Gance tient à organiser l’avant-première de Vénus Aveugle à Vichy en présence de madame la maréchale. Pour l’occasion, le futur César d’honneur (en 1981) intègre au générique une petite dédicace : « C’est à la France de demain que je voudrais dédier ce film, mais puisqu’elle est incarnée en vous, Monsieur le Maréchal, permettez que très humblement je vous le dédie. » Neuf minutes plus tard, le film montre un mendiant aveugle qui reprend tous les stéréotypes du Juif à l’époque.
Marcel Carné met dans la boîte Les Visiteurs du soir et Les Enfants du paradis, qui est financé en partie par des capitaux de l’Italie fasciste. Le célèbre réalisateur profite de ces temps troubles pour s’épancher dans la presse collaborationniste et s’indigne de rencontrer sur la Côte d’Azur « des vieux messieurs en »er » et en »itch », qui hier vivaient honteusement de toi, et qui, aujourd’hui, parlent d’aller te relancer jusqu’en Amérique et voudraient bien qu’on les y suivit »5. Il n’est pas le seul à se lâcher dans les journaux vichystes ou pro-nazis. Marcel Lherbier, l’un des maîtres du muet, pointe du doigt un cinéma français décadent, victime selon lui des Américains et des Juifs. Le jeune Michel Audiard tartine sur les « youtres », les « faisans juifs » et la « conjuration des synagogues »6, tandis que Jean Renoir dégoise sur tous ces producteurs « en “ich” ou en “zy” » et contre « le précédent gouvernement qui préférait laisser le financement (des films) à des producteurs en majorité étrangers et israélites »7. Après avoir proposé en vain ses services à Vichy et à la Continental, il s’embarque pour Hollywood. Le réalisateur de La Grande Illusion prétendra par la suite avoir fui la France pour ne pas cautionner l’Occupation allemande. « Renoir, comme metteur en scène : un génie. Comme homme : une pute », résumera à sa manière Jean Gabin.
La liste est loin d’être exhaustive. Beaucoup d’artistes seront inquiétés à la Libération. Après s’être terré chez des amis en Dordogne pendant plusieurs semaines, Maurice Chevalier est à deux doigts d’être zigouillé par des maquisards (les journaux annoncent même par erreur son exécution), tandis que Tino Rossi, Pierre Fresnay et Sacha Guitry croupissent plusieurs semaines en prison. Bref, ne soyons pas trop exigeants envers nos saltimbanques. Ceux d’hier, comme ceux d’aujourd’hui.
1/ Le titre de deux des plus gros succès de Tino Rossi.
2/ « Le colonel avait de l’albumine / le commandant souffrait du gros colon / le capitaine avait bien mauvaise mine / et le lieutenant avait des ganglions. / Le juteux avait des coliques néphrétiques / le sergent avait le pylore atrophié / le caporal un coryza chronique / et l’deuxième class’ des corps au pieds… »
3/ « Les v’là tous d’accord / quel que soit leur sort / ils désirent tous désormais / qu’on nous foute une bonne fois la paix ! »
4/ Cité par Pierre Darmon dans Le monde du cinéma sous l’Occupation.
5/ Dans Aujourd’hui, le 30 septembre 1940
6/ Notamment dans la revue L’Appel de l’antisémite Robert Courtine, ainsi que dans L’Union française, un journal d’extrême droite (la vraie) qui promeut « une nouvelle France dans la nouvelle Europe ».
7/ Dans Le Renouveau de Vichy du 21 septembre 1940.
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