Jacques Attali a profité de la crise sanitaire pour partager ses talents d’expert en novlangue. On ne peut que s’incliner devant ce parfait agent du techno-monde.
Mardi 15 décembre, aux Matins de France Culture, Guillaume Erner s’est entretenu avec Anne Jonchery et Jacques Attali. Le sujet portait essentiellement sur la culture pendant le confinement. À cette occasion, nous avons pu entendre des choses surprenantes dans une langue tout aussi surprenante, dérivée de la novlangue française déjà abordée dans ces colonnes. En parfait agent du techno-monde et des procédures techniques d’effacement du réel, Jacques Attali en est devenu non seulement un locuteur exemplaire mais aussi un créateur d’expressions ou de mots. Il invente par exemple un nouveau substantif masculin, “être-ensemble”, que nous sommes censés comprendre d’emblée et sans effort. C’est qu’il croit que nous partageons le même monde. C’est qu’il n’imagine même pas qu’il puisse y en avoir un autre.
La notion d’« être-ensemble » est incompréhensible
Alors qu’il est question de déterminer ce qui est « essentiel » ou « non essentiel » pendant le confinement, Jacques Attali intervient : « En plus il y a dans « l’essentiel » quelque chose d’invisible qui est absolument essentiel, c’est le être-ensemble […] Par définition la culture c’est essentiellement du être-ensemble et le être-ensemble c’est le bien essentiel premier de notre culture. » Effet et cause se mordent la queue, le paresseux « par définition » évite de préciser, le être-ensemble est essentiel mais invisible, et cette indécelable substance est pourtant le « bien essentiel premier de notre culture. » On s’interroge. Peut-être les choses vont-elles s’éclaircir en écoutant la suite : « Pour moi le grand clivage n’est pas entre culture et pas culture, il est entre être-ensemble et pas être-ensemble, et le être-ensemble contient beaucoup de choses de la culture. » On soupire, on cherche à comprendre, on hésite à tourner le bouton du poste pour l’éteindre, quand soudain Jacques Attali annonce « un exemple » – un exemple c’est toujours bon à prendre, c’est concret, ça tourne pas autour du pot : « Par exemple, je suis très favorable au travail de groupe des élèves et le travail de groupe des élèves est très gêné par l’absence de être-ensemble qui est créateur… » On est navré car on pense avoir compris de quoi il retourne et c’est presque pire que si nous n’avions rien compris du tout.
À lire aussi, Jean-Paul Brighelli: La langue du Quatrième Empire
Au moment où nous croyons avoir un peu progressé dans la compréhension de la novlangue, Jacques Attali juge nécessaire de préciser que « ce qui pose problème c’est être-ensemble. C’est ça qui pose problème au virus, et on peut le comprendre. » On s’interroge au carré. Toutefois, en étant attentif, on devine sous la novlangue du techno-monde de vieilles rancunes tenaces ; et des traditions qui font encore tache dans le nouveau décor du monde adulé par Jacques Attali : « Il ne faut pas permettre du être-ensemble commercial ou religieux et interdire du être-ensemble culturel. Ça n’a pas de sens. […] Ou on interdit tous les être-ensembles ou on autorise toutes les formes de être-ensemble. » Lors de cette discussion radiophonique, l’économiste n’utilise pas les mots les plus simples pour désigner les objets de son antipathie. Il ne dit pas tradition ou chrétien, il dit « matrice initiale » ou « invariant inconscient de notre société ». Il ne dit pas église ou foi, il dit « être-ensemble religieux. »
La réalité n’est jamais désignée
Jacques Attali réalise ainsi le cauchemar orwellien de ne jamais désigner réellement la réalité, de réduire à une seule expression un concept abscons et fourre-tout, et de détourner la langue jusqu’à la rendre encore plus laide et méchante que l’intention qu’elle camoufle. Il était ce matin-là dans une grande forme. Après avoir vendu du “être-ensemble” à tire-larigot, une idée lui est subitement venue pour expliquer pourquoi le “capitalisme” ne voyait pas d’un si mauvais œil les longues périodes de confinement : « Un des grands secrets de nos sociétés c’est que la solitude fait acheter, la solitude est une alliée du capitalisme. (On dirait du Bourdieu !) […] Plus on est seul, plus on consomme.[…] Pousser à la solitude n’est pas gênant surtout si on libère les gens de leur solitude pour les pousser à se précipiter dans les grands magasins. » Ce “secret” si bien gardé et révélé par Attali fait froid dans le dos : poussé à la solitude je consomme plus que jamais ; mais libéré de ma solitude et poussé à me précipiter dans les magasins, je consomme encore plus que lorsque j’étais seul. Saleté de capitalisme.
À lire aussi, du même auteur: Le techno-monde a la langue qu’il mérite
En zélé promoteur du techno-monde, Jacques Attali parle la novlangue fluent, comme on dit dans certains milieux technocratiques. « Les secteurs de l’économie de la vie » y côtoient des « champs de culture [qui sont] des acteurs de l’éducation ». Le tout est censé fortifier le être-ensemble. Que pèse notre trop subtile langue française face à cet idiolecte monstrueux adapté à ce temps barbare ? Rien. Elle sera bientôt une langue aussi morte que notre monde, celui d’avant le techno-monde. Pour conclure, il faut encore une fois nous tourner vers Jaime Semprun et son ironique Défense et illustration de la novlangue française : « De tout ce qui précède il ressort on ne peut plus clairement que la novlangue, qui à l’évidence ne peut être qualifiée de langue naturelle, n’est pas pour autant artificielle. On ne saurait mieux définir son essence qu’en disant qu’elle est la langue naturelle d’un monde toujours plus artificiel. »
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !