Dans cette lettre du Cap de Bonne Espérance, le philosophe et auteur de nombreux ouvrages sur la politique et la rhétorique, nous explique pourquoi les médias occidentaux ne comprennent rien à l’Afrique du Sud.
Quand j’étais lycéen, les Jeunes communistes du bahut saccageaient les cageots d’oranges Outspan de l’« Arabe du coin » comme on disait alors, même si l’épicerie n’était pas au coin de la rue et que l’Arabe en question était de Saint-Flour. Rotonde, juteuse, pas trop sucrée, sans petites peaux gâtant les quartiers, d’une couleur de soleil couchant en été, bref l’orange des oranges était sud-africaine : les pommes d’or des Hespérides (qui étaient des oranges) finissaient écrabouillées sur le trottoir.
Une activité économique florissante
Cette année, les fermiers du Cap s’apprêtent à exporter 160 millions de cageots vers les Philippines seules : un record. La vallée du citrus, Citrusdal, est encaissée entre une cordillère donnant, à l’ouest vers l’Atlantique, et à l’est sur les hautes montagnes du Cèdre, irriguée par la rivière de l’Éléphant, semée de fermes parfois du XVIIIe, et de sources thermales : quand, au printemps, on descend dans cette longue vallée, les odeurs de fleur d’orangers envahissent l’habitacle. L’ananas Queen sud-africain, majestueux, lisse et sans ces échardes subreptices qui donnent des aphtes, est la preuve sans conteste que Dieu existe puisque ses tranches semblent prédécoupées pour être partagées en famille. Les récoltes diverses de 2020-2021 affichent des records. L’indice de satisfaction du secteur est à 75/100. De ce genre de nouvelles les médias ne se font jamais l’écho. Il faudrait piétiner des cageots à Rungis pour attirer l’attention.
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Et l’or des sous-sols, après l’or des sols ? Grâce aux exportations montées en flèche des métaux rares et de base (le rhodium se négocie à 30,000$ l’once) la balance commerciale enregistre un surplus de 255 milliards de rands, fin juin 2021, du jamais vu depuis des années, avec une hausse des exportations minières de 44% de juin à juin. Pas un mot dans la presse. La seule Anglo American a versé 17 milliards au fisc, une somme sans précédent. Le Trésor public est confortable. L’Etat investit. Le BTP ne sait pas où donner de la pelleteuse. Les écoles qui se construisent feraient pâlir nos « groupes scolaires ». J’en passe une tous les jours en allant en ville : un terrain de foot, un terrain de rugby, un ovale de cricket, des gradins premier choix, et des gamins de toute « race » tapant du ballon et de la batte. Bien sûr, du tout solaire et de l’irrigation recyclée.
Question : pourquoi ne lisons-nous pas ce genre de nouvelles dans les médias ?
Médias occidentaux: en dessous de tout
À droite comme à gauche, on ne peut et ne veut pas parler de l’Afrique du Sud autrement qu’en usant de clichés rhétoriques fomentés par des opinions à idée fixe. Le pays reste un fétiche de pensées toutes faites, à la fois pour la droite « racisée » et pour la bien pensance mandelaïsée. Les médias rabâchent. Et parfois mentent par ignorance.
Mais, en juillet, les médias se sont excités sur le « chaos », « l’apocalypse », épisodes de vandalisme dans une province donnant sur l’océan indien, le Kwa Zulu-Natal, avec un débordement limité vers des zones sensibles de Johannesbourg : dans des quartiers populaires, des centres commerciaux, et surtout des magasins de vins et spiritueux, ont été vandalisés. Il faut dire que, depuis mars 2020, la vente d’alcools, vins et bières, déjà très règlementée – un reste de puritanisme anglais – a été soumise à des prohibitions draconiennes, et en juillet pendant quinze jours simplement interdite, virus oblige.
En lisant la presse américaine, anglaise, française, j’ai cru vivre ailleurs. Remarquez bien que, lisant les reportages sur les Gilets Jaunes ou sur les manifestations anti-vaccination dans les médias sud-africains, je pourrais croire que la France était à feu et à sang, et qu’on allait reprendre la Bastille. Ou la reconstruire, tout cela est assez confus. Vu de loin.
Ce qui m’a le plus surpris, reste que les médias dissidents et les médias de consommation courante ont colporté les mêmes clichés : pour les « suprémacistes » ces deux ou trois jours de saccages localisés sont une preuve définitive que l’Afrique du Sud est aux mains de sauvages. Les Zoulous attaquent. Le fait est que les émeutes se sont déroulées essentiellement au Kwa-Zulu Natal mais aussitôt la population locale a pris balai, serpillère et poubelles, n’a pas attendu que « l’Etat fasse quelque chose », et a tout remis en ordre. Les Zoulous nettoient, mais, bizarrement, les « suprémacistes » n’en parlent pas.
Que cent camions par heure fussent partis des entrepôts pour approvisionner les centres commerciaux de ces quartiers populaires, avec une logistique sans faille, pas un mot. Je suppose que les conducteurs n’étaient pas Zoulous. Alors, à quoi bon en parler ?
Pas l’arc-en-ciel que vous croyez
Car l’argument de fond, sardonique, était simple : « La voilà votre nation arc en ciel ». Hélas le cliché est juste ça : un empêchement à penser. Et les médias de consommation courante n’ont pas été meilleurs que les médias dissidents, et même furent pires car on leur supposerait plus de sympathie pour le pays. En fait, rien de tel. Bouché à l’émeri à l’oreille droite comme à l’oreille gauche.
De fait, j’ai écouté le discours du président Ramaphosa, le dimanche de ce qui semble avoir été une action concertée pour le déstabiliser, alors qu’entrait en tôle (pour entrave à la justice) l’ancien président Zuma, un personnage capiteux de corruption, d’avidité familiale et de juridisme matois, comme en produisent les démocraties. Notez que c’est le conseil constitutionnel qui avait ordonné son arrestation. Imaginez le scandale en France si un Debré ou un Fabius avait ordonné l’arrestation d’un Cahuzac, ou d’un Sarkozy. C’est un point délicat de droit qu’aucun des commentateurs attitrés de « l’ORTF » actuelle n’a mis en valeur. Vous savez, pour mieux comprendre, on doit comparer.
Que fit donc Ramaphosa pour faire sauter le fusible de ces actes de vandalisme ? Il a parlé. Mais de quoi ? De « l’esprit de réconciliation ». Vu du Touquet ou Lacanau, ça ne veut rien dire, ça n’évoque rien de précis, ou ça s’entend comme de la langue de bois. « Zoulous » ça évoque, bigre. Réconciliation, « hein ? » (on dit beaucoup « hein » de nos jours à la télé, avez-vous remarquez) ?
Le vandalisme a cessé. Les quartiers ont été remis en état par les habitants, aidés par le secteur privé qui a agi immédiatement, et généreusement. Cet élan on le dirait « solidaire » en France, car il vient toujours paradoxalement de l’Etat, et des impôts. Sauf qu’ici il s’agit d’une autre solidarité. Bien différente. L’Afrique du Sud reste un pays protestant : les gens vont à l’église – anglicane, méthodiste, calviniste – chaque dimanche, les groupes évangéliques sont de création ancienne et profondément implantés, pas du cha-cha-cha américain ; pas un nouveau lotissement n’est planifié sans un terrain réservé à la « foi ». Le tissu social passe par une foi qui est vivace et même « in your face » (des salles de sport aux supermarchés). Le civisme sud-africain est lié au protestantisme, même quand le lien n’est pas explicite ou conscient : il est habituel.
Or, et voilà ce que les médias n’ont pas compris : quand l’archevêque anglican, Nobel de la Paix, Desmond Tutu, invoquait dans ses sermons anti-apartheid « le peuple arc-en-ciel » (pas « nation » qui est une adaptation républicanisée française) et souvent « le peuple arc-en-ciel de Dieu » (vous êtes surpris, non ?), ceux qui l’écoutaient et connaissaient directement ou par osmose leur Bible, savaient ce qu’est cet arc-en-ciel. Rien à voir avec la bannière gay, rien à voir avec United Couleurs de Benetton (même si la confusion a servi, comme toujours en marketing politique) : il est question du signe donné par Dieu au peuple qui se réconcilie avec lui et avec lui-même, en n’excluant personne. C’est de cet arc-en-ciel-là dont il s’agit et qu’avec sagacité Ramaphosa a fait ressurgir.
La force de la réconciliation
Donc, dans le discours du président, une manœuvre rhétorique eut lieu, une appropriation opportune, efficace, de l’image ancrée dans la foi protestante, avec une variation majeure : au moment du passage de l’apartheid à la démocratie, « peuple arc-en-ciel » visait, par référence directe aux Saintes Écritures, à réconcilier un peuple divisé, Blancs et Noirs. Quoi qu’on en dise, ce fut une réussite. Mais, après un quart de siècle, « l’esprit de réconciliation » invoqué par le président n’est pas celui de 1995. Il ne s’agit plus de réconcilier Blancs et Noirs entre eux, mais de réconcilier une certaine population africaine avec elle-même. Et elle a répondu à l’appel, immédiatement par les canaux associatifs de communication et d’intervention qui sont, comme on dit ici, « faith based ». Les communistes locaux n’aiment pas mais ils font avec.
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Bref, quand à droite, on dit, sarcastique, « la voilà votre nation arc en ciel », on est coincé vingt-cinq ans en arrière. Quand, à gauche, on ne comprend pas la résilience du protestantisme comme religion civique, on reste prisonnier de préjugés. Dans l’un et l’autre cas, on bafouille des clichés.
Au fond je préfère encore mes petits camarades de lycée qui se donnaient vers 1975 le frisson du Grand Jour en cassant à coup de santiag des cageots d’Outspan : trêve de clichés, ils ne faisaient pas de quartiers, d’orange of course.
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