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Dernier clin d’œil de Roland


Dernier clin d’œil de Roland
L'écrivain et éditeur suisse Roland Jaccard © Hannah Assouline

Ou comment les écrivains tissent des liens invisibles entre eux


N’écoutez pas vos professeurs ! La littérature n’est pas un art du vivre ensemble. Elle est élitiste et injuste par nature, inégalitaire et féroce par nécessité. Elle ne se décrète pas. Elle s’impose toujours aux individus par des chemins obscurs. Forcer une nation à lire, c’est une manière de mettre des peuples hagards au pas militaire. Les contraindre à la sagesse.

Une affaire intime

La littérature est une affaire purement individuelle, intime, un rendez-vous avec soi-même, y mêler l’État et la démocratie, la polluer de grands mots vides, la parer de tous les attributs humanistes a quelque chose d’infantile et de totalitaire. Un jour, la littérature vous tombe dessus par hasard, par magie, très rarement par l’entremise de l’école ou des intellectuels. Elle n’a pas vocation à vous élever ou à vous instruire. Elle vient nourrir vos fantasmes et vos doutes, les enjoliver parfois, leur donner très souvent un tour malicieux et capricieux. Vous êtes ferré. Prisonnier des mots est la pire des sentences qui soit pour un homme libre.

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Elle ne vous laissera désormais plus tranquille. La victime était trop belle. Elle ne vous sera d’aucune aide spirituelle et encore moins matérielle. La littérature ne sert à rien. Elle accompagne votre mal-être, lui procure quelques fulgurances les soirs de fatigue et vous abandonne à de longs moments d’hébétements sur votre divan. Si je ne crois pas en ses vertus curatives, je crois malgré tout aux liens invisibles qu’elle tisse dans notre mémoire. La littérature se joue de nous, c’est une farceuse qui s’amuse à guider nos choix par des mécanismes savants que je n’arrive pas à démonter depuis tant d’années. Si vous croyez être maître du jeu, responsable de vos lectures, assuré dans vos goûts comme dans vos dégoûts, vous vous trompez. Nous sommes tous des marionnettes suspendues au fil du destin, à la merci de je ne sais quelle force maléfique et surnaturelle. Les livres viennent à nous par d’infinitésimaux signaux.

Marabout de ficelle littéraire

J’en ai fait encore l’expérience troublante, il y a seulement une semaine. Comme le jeu marabout de ficelle, j’ai été aspiré de livres en livres dans une sorte de cascade infernale, sans qu’à aucun moment je n’ai eu le sentiment d’avoir la main. D’être l’acteur principal de mes lectures, mais plutôt le joug de mes errances. Au cours d’un déjeuner, Serge Safran me reparle avec chaleur de Roland Jaccard. Par chroniques interposées, sans bien nous connaître et nous fréquenter, nous nous lisions, ce qui forge déjà une amitié particulière et, osons le dire, sincère. A la fin du repas, Serge me prête  Dis-moi la vérité sur l’amour paru aux Éditions de l’Aire en 2019 dans la collection « Le Banquet ».

Roland distillait chez cet éditeur suisse, son amertume gaillarde et son nihilisme solaire, distribuant des pics nostalgiques et des banderilles salutaires. Dès les premières pages, je retrouve notre connivence épistolaire, l’attirance pour l’étrange et le friable, le paradoxe et l’épidermique. Par-delà la mort, il serait discourtois de ne pas remarquer ces appels du hasard, ces coïncidences ou ces alignements mystérieux, appelez-les comme vous voudrez. Roland évoque le souvenir « d’un jeune italien cosmopolite rencontré à la piscine Deligny qui suivait des cours à Sciences-Po » et qui recherchait la tombe de Proust.

Au même moment, je relisais cet Italien francophile, Alberto Arbasino devenu l’un des papes de l’avant-garde littéraire dans son pays avec le Gruppo 63 fondé en 1963 à Palerme et, beaucoup plus tard, député du Partito Repubblicano Italiano. Comme si Roland, par l’entremise de Paris, Ô Paris  (Le Promeneur 1997) m’adressait un ultime clin d’œil. Je crois que la couverture de La belle de Lodi, roman publié par cette figure transalpine, au Seuil en 1975 l’aurait ravi. On y voit deux jeunes corps bronzés sur une plage et converser dans un jeu, prémices à l’amour physique.

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Quelle meilleure publicité pour la lecture que des peaux brunies et gorgées de désir ? Arbasino avait une passion, la chasse aux écrivains français, il rencontra Cocteau, Mauriac, Jouhandeau, Green ou encore l’ermite de Meudon. Lors de leur entrevue, Céline lui dira : « Seul m’importe le style, donc seule m’intéresse la couleur… Du reste, il n’y a plus rien à attendre du roman… ni à apprendre ». Cette réflexion m’a poussé dans les bras de Vialatte dont la revue Europe de septembre/octobre 2021 consacre un large dossier. Comment expliquer cet enchaînement ? Je me demande si Vialatte pourrait être lu aujourd’hui. L’était-il vraiment hier ? Quel média autoriserait l’un de ses chroniqueurs à divaguer (Causeur peut-être), à fouetter l’actualité d’odeurs nouvelles et à se moquer de la temporalité sérieuse ? Dans Les fruits du Congo (L’Imaginaire/Gallimard), Vialatte résumait sa pensée : « Le merveilleux commence à notre voisin, l’exotisme est à notre porte. Tout le romanesque tient dans un mur mitoyen : c’est une défense de franchir, c’est un défi et une barrière, c’est un mica qui laisse voir, mais s’interpose ». J’ai continué ma route, par les voies vicinales d’un monde parallèle, de Vialatte, traducteur de Thomas Mann, je suis passé à Joseph Roth.

Joseph Roth, vers 1936 © Granger collection / Bridgeman images.

Le métier de vivre

Au bistrot après minuit (Bibliothèque Rivages), recueil de treize articles consacrés à Paris entre 1925 à 1939, traduit et préfacé par Pierre Deshusses, a paru récemment. Depuis, une phrase me hante : « Tout le monde n’est pas obligé de s’habituer aux décombres et aux murs réduits en poussière ». Puis Joseph Roth m’a détourné vers un autre mort, le suicidé de 1950, Cesare Pavese. J’ai eu envie de relire Le métier de vivre pour une raison incohérente et indépendante de ma volonté. En l’occurrence, le film de Diane Kurys « Un homme amoureux » présenté en 1987 à Cannes avec la sensuelle Greta Scacchi a été mon détonateur. « Vivre au milieu des gens, c’est se sentir comme une feuille dans le vent. Vient alors le besoin de s’isoler, le besoin d’échapper au déterminisme de toutes ces boules de billard » écrivait Pavese dans son journal, en date du 13 janvier 1949. Seule la littérature permet cette échappée-là. Dérisoire et indispensable à notre survie.


Dis-moi la vérité sur l’amour de Roland Jaccard – Éditions de l’Aire

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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