Jusqu’où Eric Cantona est-il prêt à aller pour retrouver un emploi à son âge? Avec Dérapages, Arte nous offre un thriller social qui invite à la réflexion sur les dérives du monde de l’entreprise. Réussi
Dans cette mini-série, Eric Cantona campe brillamment Alain Delambre, un ancien DRH renvoyé de son entreprise il y a six ans et désormais chômeur en fin de droits. Obligé d’enchaîner des petits boulots dévalorisants, il subit un jour une humiliation de la part d’un « petit chef » particulièrement odieux, à laquelle il répond par la violence. Désormais sans emploi et sous la menace d’un procès, il va se retrouver entraîné dans un sinistre engrenage.
Alors qu’il était dans l’incapacité de retrouver un travail dans son secteur professionnel du fait de son âge, « plus de cinquante et moins de soixante ans », une offre d’emploi attire l’attention de son épouse : un cabinet de recrutement recherche un profil-clé en ressources humaines pour son client, une grande multinationale spécialisée en armement et aéronautique, dans l’objectif de déterminer lequel de ses cadres sera le plus à même de mener un plan social d’envergure. Ce recrutement sera néanmoins conditionné à un jeu de rôle particulièrement pervers qui consistera à simuler une fausse prise d’otage pour tester la loyauté et la résistance au stress de celui ou celle qui sera en charge de l’exécution des licenciements. Bien évidemment, les choses ne vont pas se dérouler simplement…
Le chemin de croix des seniors
Inspiré du roman Cadres noirs signé Pierre Lemaitre en 2009 (lauréat du Goncourt avec Au revoir là-haut en 2013) ce thriller à mi-chemin entre le polar noir et la peinture sociale interroge sur plusieurs excès du monde de l’entreprise et de la société moderne.
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La question de l’âge et du travail des séniors est ici la pierre angulaire de l’histoire, mettant en avant la réelle difficulté de retrouver un travail après cinquante ans : selon un rapport de la Cour des Comptes en 2019, plus d’un tiers des demandeurs d’emploi de 50 ans ou plus (37,8%) l’étaient depuis plus de 2 ans, contre 22,3% de l’ensemble des demandeurs d’emploi. Les conséquences économiques et sociales d’une telle situation (perte de pouvoir d’achat, exclusion de la société de loisirs, difficultés à rembourser des emprunts, etc.) entraînent immanquablement des conséquences psychologiques, dont la manifestation la plus visible est la dépression.
Au départ, Alain Delambre manque de confiance en lui et s’imagine qu’il n’aura pas les capacités d’aller au bout du processus de recrutement. Pourtant, c’est justement la vulnérabilité qu’il dégage, liée à son état dépressif, qui attire le cabinet de recrutement et le fait accéder à la dernière étape avant d’obtenir le poste tant convoité : la simulation d’une prise d’otage.
Pour mettre toutes les chances de son côté et réussir son objectif, il va engager un ancien policier un peu caricatural qui va l’initier aux méthodes utilisées par les preneurs d’otage, et enquêter sur les cadres qui feront l’objet d’une évaluation lors de la fameuse simulation. L’objectif, connaître des détails de leur vie privée qui serviront à faire pression sur eux lors de l’interrogatoire, et être ainsi mieux préparé à cette épreuve que ses concurrents.
Si l’ensemble peut parfois paraître un peu surréaliste, le fait de pousser à l’excès certains traits de caractère des protagonistes reste un ressort narratif qui met bien en lumière les dysfonctionnements d’un certain capitalisme et d’une mondialisation malheureuse. Le personnage du PDG de la multinationale qui va organiser la fausse prise d’otage, Alexandre Dorfmann, cynique et froid (très bien interprété par Alex Lutz), incarne ainsi à merveille une technocratie intimement liée au monde politique de plus en plus rejetée par une population en souffrance. Sans pitié, celui-ci n’hésitera pas à laisser plus de mille salariés sur le carreau dans une usine du nord de la France en robotisant celle-ci, afin de rester compétitif sur un marché extrêmement concurrentiel où la recherche du profit passe avant tout.
Jusqu’où peut-on aller?
Les cadres qu’il va falloir départager pour définir qui devra accomplir le sale boulot, quant à eux, vont se montrer à la fois veules, lâches et individualistes. Leurs défauts et leurs personnalités respectives auraient peut-être gagné à être un peu plus creusés, mais cela ne retire rien à la démonstration.
Tiraillé entre sa volonté de retrouver du travail et le dégoût que peut lui inspirer la mécanique dans laquelle il se retrouve, Alain Delambre va peu à peu tomber dans une spirale de violence et remettre en question ses certitudes, livrant au passage une critique acerbe du système qui l’a entraîné à de telles extrémités. On peut également voir là une réflexion intéressante sur les méthodes de management parfois douteuses de certaines entreprises. En effet, ce qui a en partie inspiré Pierre Lemaître (en plus d’être l’auteur de Cadres noirs, il est aussi le scénariste de la série) est un fait divers survenu en 2005. Le directeur général de France Télévision Publicités avait organisé une fausse prise d’otage durant un séminaire. Si ce cas précis est bien entendu exceptionnel par sa gravité, il ne faut pas oublier que le management par le stress reste une réalité dans bien d’autres endroits…
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Réalisée par Ziad Doueiri, déjà à la manœuvre sur Baron Noir, cette série prenante a le mérite de poser une question qui risque d’être particulièrement d’actualité au regard de la crise économique que le coronavirus nous promet : que serez-vous prêt à faire pour exister sur le marché du travail ?
Dérapages, six épisodes, visibles sur arte.tv
Ou sur le canal 7 les 23 et 30 avril à 20h55.
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