L’idée est audacieuse et même raffinée, ce qui devient tellement rare dans le monde de l’art qu’il convient de le souligner : le musée d’Art moderne de la ville de Paris a organisé une exposition « Derain, Balthus, Giacometti. Une amitié artistique. ». Comme le remarque judicieusement Fabrice Hergott, le directeur de l’institution, « l’histoire ne retient que les groupes et les écoles ». Les organisateurs de l’événement, qui ont regroupé plus de 350 œuvres des trois artistes, se sont hasardés sur un terrain moins évident et étudié que celui d’une esthétique ou une technique communes, tablant sur les liens intuitifs entre ces trois grands noms de l’art du XXème siècle.
« Derain, le peintre qui me passionne le plus, qui m’a le plus apporté et le plus appris depuis Cézanne »
Jean-Pierre Jouve parlait de Derain et de Balthus en termes de « masses d’inconscient légèrement élucidées à la surface par la lumière du soleil. ». Balthus qui a fait de Derain un portrait superbe en robe de chambre à rayures – peint sur bois, le tableau n’est pas transportable et donc réservé aux seuls visiteurs du Museum of Modern Art de New York – admirait chez son ami « sa stature, la force qu’il dégageait, la puissance créatrice dont il était capable ». Giacometti enfin, ne lésinait pas sur les superlatifs à l’adresse de Derain, « le peintre qui me passionne le plus, qui m’a le plus apporté et le plus appris depuis Cézanne », en se rapportant non seulement à sa « période fauve », mais aux travaux réalisés pendant ses dernières années et inclus dans sa rétrospective de 1954 organisée par l’actuel Palais de Tokyo.
On aurait tort d’y voir un superficiel échange d’amabilités. L’affaire était infiniment plus sérieuse à l’image de l’époque que les trois hommes habitaient. Alors que Derain faisait la campagne de la Somme jusqu’à Verdun, Balthus, de nationalité allemande, était contraint de quitter la France. Vingt ans plus tard, quand Balthasar Klossowski a été à son tour mobilisé et envoyé en Alsace, il a confié son épouse et sa mère à Derain. Ce même Derain à qui on n’a pas pardonné sa participation au voyage organisé en Allemagne en 1941, où il aurait reçu des commandes auxquelles il n’a cependant pas donné suite. Après la Libération son nom s’est retrouvé sur la liste des collaborateurs, à côté de ceux de Céline et de Pétain.
Par-delà la dictature picassienne
Il sera exonéré des accusations portées contre lui par un collectif de « juges improvisés » sous la présidence de Picasso, mais frappé d’une interdiction professionnelle d’exposer pendant un an. Au sujet du pouvoir de Picasso, Balthus a tenu par ailleurs ce propos édifiant : « Il était un temps où la dictature exercée par les admirateurs de Picasso était telle qu’on considérait tout peintre qui n’était pas influencé par lui comme un peintre fasciste, réactionnaire en tout cas, passé de mode. ». Dire que Derain en a souffert, c’est peu dire. Classé comme antimoderne après la guerre, il n’a jamais trouvé un défenseur capable de casser ce jugement. Et pourtant, en apprenant par Pierre Daix la mort de Derain, Picasso se serait écrié, « Tu ne peux imaginer quel grand peintre c’était ! ».
Plus âgé d’une génération, Derain a montré la voie à Balthus et Giacometti. Son œuvre a subi une conversion fondatrice après une visite à la National Gallery et au British Museum en 1912 dont il était sorti époustouflé au point d’imprimer sa passion de l’Occident médiéval sur toute une période de sa création, appelée « gothique » ou « byzantine ». Balthus, quant à lui, a vécu son choc originel à Arezzo où il copiait studieusement les fresques de Piero delle Francesca, le maître de Quattrocento qu’il admirait le plus. « La vraie modernité est dans cette réinvention du passé », dira-t-il plus tard. Giacometti dessinait au crayon d’après Dürer, Titien, Giotto, pour confier ensuite : « Tout l’art du passé, de toutes les époques, de toutes les civilisations surgit devant moi, tout est simultané comme si l’espace prenait la place du temps. ».
Si toutefois Balthus et Giacometti ont compris qu’il est possible de faire quelque chose de radicalement nouveau en référence étroite à l’ancien, c’est parce qu’ils ont découvert et admiré ce « second Derain », libéré du fauvisme. Dans la section de l’exposition intitulée « Vies silencieuses », les natures mortes, les paysages, les figures, montrent les passages que les trois artistes ont décidé d’emprunter entre leur attachement au réel et l’empreinte d’une vision intérieure chargée de mélancolie et de violence. A cet exemple, « Nature morte » de Balthus de 1937, très classique autant dans l’exécution que dans la composition, dévoile déjà une dimension narrative et un suspense, qui surgit probablement de la façon -inquiétante, aurait-on envie de dire- dont un couteau est planté dans la miche de pain. C’est une peinture qui se lit, autant qu’elle se regarde. Une peinture qui exige une certaine culture, une connaissance de la symbolique des fleurs, des fruits, et à présent oubliée.
Laissez-vous faire…
Un autre point fort de l’exposition, conçue globalement de façon habile et intelligente, déploie un jeu de portraits croisés des amis, maîtresses, mécènes, que Derain, Balthus et Giacometti fréquentaient, voire partageaient. Ainsi Pierre Colle, marchand de tableaux réputé des années 30, est portraituré par Balthus tandis que sa femme, Carmen, l’est par Derain. Il a joué un rôle important dans la promotion de leurs carrières, avant d’organiser dans sa galerie, assisté de Christian Dior, la première exposition individuelle de Giacometti en 1932. Pierre Matisse, fils d’Henri, a quant à lui grandement contribué à la promotion des artistes européens aux Etats-Unis grâce à sa galerie new-yorkaise où Derain a pu exposer pendant sa période de disgrâce entre 1940 et 1944, et avec laquelle Giacometti avait signé un contrat d’exclusivité déjà dans les années 30.
La belle britannique Isabel Rawsthorne a posé plusieurs fois pour Derain et Giacometti, vécu un temps avec Balthus puis, après la Seconde guerre, avec Giacometti. Il y a un rien de la manière préraphaélite qui perce à travers son portrait par Derain de 1936. Une beauté d’un autre siècle, à la fois délicate et dangereuse, définie en trois couleurs entre le roux de ses cheveux, la blancheur de son visage et le vert bouteille de sa robe. « A la différence des surréalistes, je ne voulais pas exprimer des injonctions diverses, des effets de chaos, des brisures d’inconscient, mais les déceler, les débusquer au travers d’une structure, d’une ordonnance, d’une construction. Il fallait que je parvienne à restituer cette condensation de l’être, son mystère. Evidemment loin de toute velléité de mondanité. Un portrait est un fragment d’âme à saisir, une trouée dans l’inconnu. », notait alors Balthus comme pour mieux introduire ses personnages féminins endormis ou rêveurs, ses fillettes allongées dans des poses troublantes, du moins ambiguës, sinon suggestives.
Le rapport complexe de Derain, Balthus et Giacometti à la réalité, qu’il soit révélé par la thématique du jeu -les jeux d’enfance chez Balthus, les jeux traditionnels africains chez Giacometti, la danse folle des bacchantes chez Derain- ou qu’il soit mis en relief par la tonalité mystérieuse d’un paysage, brouille quelque peu l’opposition entre abstraction et figuration. La force des trois artistes vient de là, de cette intensité dramatique difficile à classer et qui nous subjugue tel un rituel ésotérique. Il ne faut pas s’en défendre mais, au contraire, se laisser faire.
« Derain Balthus Giacometti. Une amitié artistique », au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, du 2 juin au 29 octobre 2107. Fermeture le lundi
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