« Si on jette de la merde dans un ventilateur, il ne faut pas s’étonner d’être éclaboussé. » Jamais cet adage chiraquien n’a trouvé une aussi belle illustration qu’avec la polémique sur le présumé mésusage des assistants parlementaires de députés européens.
Lancée au départ contre Marine Le Pen, cette affaire a provoqué la première crise politique de l’ère jupitérienne : au lendemain d’élections législatives triomphales pour le parti macronien, trois ministres, Sylvie Goulard (Armées), puis François Bayrou, garde des Sceaux, et Marielle de Sarnez (Affaires européennes) sont contraints de quitter le gouvernement. Comment le grand moralisateur autoproclamé de la vie politique française et ses proches amis du Modem pourraient-ils agir sous la menace d’une mise en examen pour des faits similaires en tous points à ceux reprochés au FN et à sa présidente ? Un autre adage coprologique s’impose alors, déconseillant aux gens désireux de grimper sur un cocotier de porter des sous-vêtements souillés.
Le FN, un parti olfactivement insupportable
Unis dans leur offensive contre le FN et Marine le Pen, leurs adversaires, de droite, de gauche et du centre, ont répété en boucle que les soupçons qui pesaient sur la candidate étaient d’une gravité considérable. L’Olaf (organisation de lutte contre la fraude du parlement de Strasbourg) lui reproche, ainsi qu’à d’autres élus FN, d’avoir payé des personnes travaillant exclusivement au service du parti (comme le chauffeur de Marine Le Pen et sa secrétaire particulière au siège du Front) sur les fonds alloués aux collaborateurs des parlementaires. Cela relèverait du détournement de fonds, donc de la correctionnelle, une accusation opportunément reprise par la justice française pendant la campagne électorale. Marine Le Pen a refusé de se rendre aux convocations des juges, en faisant valoir son immunité parlementaire. Elle a ainsi offert au candidat trotskiste Philippe Poutou la punchline de son quart d’heure warholien, lorsqu’il lança que lui ne bénéficiait « d’aucune immunité ouvrière ».
Tout était dans les clous : le FN, ce pelé, ce galeux, était non seulement un parti olfactivement insupportable (vu son idéologie nauséabonde), mais en plus tenu par une bande de malfaiteurs se remplissant les poches aux frais de l’UE, dont le contribuable français finance 20 % du budget.
Comme au FN, le MoDem s’est sucré au détriment du Parlement européen
Comment s’étonner alors que la députée européenne FN Sophie Montel ait écrit au procureur de Paris pour souligner que 19 de ses collègues français à Strasbourg, appartenant à tous les partis, PS, LR, Modem, EELV, PCF, avaient exactement les mêmes pratiques que les députés FN poursuivis, avec des assistants nettement plus parisiens que bruxellois ou strasbourgeois… Ledit parquet ne pouvait faire moins qu’ouvrir des enquêtes préliminaires.
Le ventilateur à merde se met alors à fonctionner à plein régime, éclaboussant d’abord ceux qui se trouvent en première ligne : François Bayrou et Marielle de Sarnez. On pointe du doigt l’usage fait par le Modem, entre 2009 et 2014, de ses assistants à Strasbourg : comme au FN, l’appareil du parti s’est sucré au détriment du Parlement européen. Cette pratique a été amplifiée et systématisée dans la période 2011-2012, alors que François Bayrou préparait une campagne présidentielle où il comptait bien transformer l’essai raté de peu en 2007. On sait ce qu’il en advint, un score divisé par deux (9 % des suffrages) et l’étiolement du Modem, puni par Nicolas Sarkozy en 2007, et snobé par Hollande en 2012, en dépit de son ralliement au candidat socialiste au second tour… François Bayrou, aujourd’hui, se pose en victime de la malveillance et de la calomnie, mais est bien obligé de convenir que la nécessité l’avait contraint, naguère, à prendre quelques aises avec le règlement du Parlement européen, sinon avec les lois de la République. Marine Le Pen a été mise en examen le 30 juin 2016, et on voit mal comment les juges pourraient éviter ce sort au patron du Modem que ce retour du passé pourrait, in fine, priver d’avenir.
Toutefois, si on admet que nos gouvernants et élus ne sont ni des délinquants nés ni des saints, mais qu’ils bricolent au mieux de leurs intérêts et de leurs ambitions avec les institutions et lois en vigueur, le véritable scandale réside dans l’usage – et le mésusage – que l’ensemble de la classe politique française fait du Parlement européen depuis 1979, instauration de son élection au suffrage universel direct. Qu’ils soient europhiles, eurosceptiques ou europhobes, les politiciens français ont toujours considéré le Parlement comme une usine à recycler et à maintenir en état de survie financière et politique leurs ténors victimes du suffrage universel lors d’une alternance. Quant aux partis que le scrutin majoritaire a longtemps exclus du palais Bourbon, il leur a procuré une raison sociale et des revenus pour l’appareil : l’élection au Parlement européen est en effet la seule qui, en France, se déroule avec un système proportionnel intégral, pour autant qu’un parti atteigne la barre des 5 % des suffrages exprimés. Trop tentant ! Même les trotskistes français en ont profité entre 1999 et 2004, envoyant Arlette Laguiller et Alain Krivine siéger à Strasbourg, car, miracle, LO et la LCR étaient parvenus à faire liste commune, une hérésie qui, Dieu merci, ne s’est pas renouvelée !
Et à la fin, ce sont les allemands qui gagnent
Les 74 députés français au parlement de Strasbourg se divisent donc en deux catégories : d’une part, des recasés en attente de nouvelles aventures nationales, comme Nadine Morano et Brice Hortefeux à droite ou Vincent Peillon à gauche, catégorie à laquelle on peut rattacher les députés des partis trop faibles, ou trop isolés pour avoir des élus en France, comme l’étaient jusqu’aux dernières élection Mélenchon, le FN, le Modem. Ces derniers, on peut le constater, désertent Bruxelles et Strasbourg dès qu’ils ont décroché un siège de député français. La seconde est celle des « vrais députés européens » qui essaient de faire le job, de manière flamboyante, comme Dany Cohn-Bendit, longtemps président du groupe des Verts, ou de manière plus besogneuse et discrète, Alain Lamassoure à droite, ou Pervenche Berès au PS. Jamais entendu parler d’eux ? C’est tout le problème, et cela jette une lumière crue sur l’hypocrisie de nos europhiles hexagonaux ! Pendant que la majorité des députés allemands, anglais, italiens se consacrent à ce mandat sans rêver de carrière nationale, bossent les dossiers et défendent les intérêts de leurs mandants c’est-à-dire de leurs concitoyens, la « force de frappe » française à Strasbourg est bien plus faible que celle des Pays-Bas, dotés de moins d’élus mais assidus et efficaces. Cela s’est encore aggravé depuis qu’en 2014 le FN envoie à Strasbourg le premier contingent, avec la mission de miner de l’intérieur ce parlement honni. Du coup, nos intérêts dépendent exclusivement des coups de poing du chef sur la table lors des Conseils européens, ou des réunions de l’Eurogroupe pour la gestion de l’euro. Moralité : comme au foot, à la fin c’est toujours l’Allemagne qui gagne, car elle a mijoté au Parlement quelques petits coups de vice qui auront échappé à nos représentants touristes venus toucher leur jeton de présence et faire rembourser leurs notes de frais. Jupiter serait, nous dit-on et nous dit-il, un europhile de première bourre, voire un eurocrack de première division. S’il rompt avec ces usages lors des élections européennes de 2019, on pourra commencer à le croire…