La dépression, un sacré filon


La dépression, un sacré filon

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« Le bonheur est une idée neuve en Europe », dit Saint-Just début mars 1794. Idée révolutionnaire, qui méritait un développement. Mais l’ange de la révolution n’a plus eu le loisir d’expliquer son point de vue. Quatre mois plus tard, une conjuration d’extrémistes corrompus et de républicains tiédasses l’allongeait sous la bascule à Charlot. Fin provisoire du bonheur en Europe. Les Romantiques, qui naquirent tous entre 1798 et 1812, n’ont guère entretenu la flamme. Ils auraient plutôt une certaine complaisance à la mélancolie…

(Accélération du film. Deux siècles de capitalisme et deux guerres mondiales plus tard, sans compter quelques crises économiques majeures — dont la dernière…)

Dans le dernier numéro de Marianne, cette semaine, article fascinant et bien écrit de Julie Rambal sur « Le Marketing du burn-out » — beaucoup de mots anglais en un seul titre, mais c’est exprès, le bonheur est une idée (enfin, un produit plutôt) qui nous arrive d’outre-Atlantique. Ils s’y connaissent, là-bas, en bonheur, disent-ils…
On y apprend qu’il existe un marché du bonheur — non seulement en termes d’édition (des dizaines d’ouvrages sur le Bonheur pratique, qui se vendent par centaines de milliers) mais en produits dérivés : bracelet à faire passer d’un poignet à l’autre à chaque fois que vous râlez, jus de fenouil / concombre / céleri / cresson (les Grecs pensaient déjà que la salade amollissait, si vous voyez ce que je veux dire : chez tous ces spécialistes, il y a quelque part l’idée de déviriliser, désexualiser, le bonheur est à ce prix, et les pilules magiques ont pour commun effet de saper le désir, dont chacun sait qu’il est source d’insatisfactions — parle pour toi, hé, minable !), cahiers de coloriages pour adultes, tapis de relaxation, cours de chakras pour savoir quels points du crâne tapoter pour s’apaiser (si !), et cours de philosophie positive (mais pas celui d’Auguste Comte).
Côté livres, de Comment être heureux et le rester (Sonja Lyubomirsky) à la Force de l’optimisme (Martin Seligman) en passant par l’Attali de l’année (Devenir soi), il y en a pour tous les goûts. Et pour ceux qui répugnent à tenir un livre-papier, vous avez même des blogs consacrés à l’Objectif Bonheur, même que vous retrouvez la tenancière dudit blog sur la Vie chaque semaine, heureux veinards ! Vous vous abreuverez de pensée crypto-catho en vous abreuvant de Coca — parce que Coca-Cola a lui aussi lancé son Observatoire du bonheur. Serait-ce au fond une entreprise mercantile ? Ciel ! Quel soupçon !

Mais c’est que je n’ai aucune intention d’être moins ronchon, moins grognon, moins patachon ! Ni moins agressif ! J’ai envie de m’insurger, de distribuer des claques, de flatter le cul des juments — ou des pouliches, c’est plus mon rayon —, d’exploser les islamistes en vol (et si possible pas le contraire), de mettre une tête au carré aux ministres de la Chose Publique et de la rue de Grenelle réunies, et d’être assez malheureux pour avoir l’inspiration : parce que de la même façon que les peuples heureux n’ont pas d’histoire, les écrivains heureux n’en font pas.
Souvenir ancien d’une discussion surprise entre quelques élèves de BTS, il y a des années — en 2001 pour être exact. Elles avaient vu, la veille, Amélie Poulain, cette purge dont je ne suis jamais arrivé, en plusieurs tentatives, à dépasser le premier quart d’heure. « C’est bien ? » demandai-je innocemment en me glissant dans la conversation. Et l’une de ces jeunes pouffiasses, plus fine qu’il n’y paraissait, de me lancer : « C’est un film sur le bonheur, vous ne pouvez pas comprendre… »

Eh bien non, je l’avoue. Ma ligne de force, c’est Kierkegaard et le Traité du désespoir, ou Cioran et les Syllogismes de l’amertume et autres gaudrioles revigorantes. Et Ultima necat, le Journal de Philippe Muray, qui vient de sortir. Si le suicide est la face sombre de la lucidité, le désespoir en est la face éclairée.
Sans compter que la lucidité (« la blessure la plus proche du soleil », disait Char) donne de l’humour. Le bonheur, non. Le Camp du Bien est d’un sérieux inexpugnable. C’est sans doute ce qui lui permet de voter Hollande sans rire.

C’est l’histoire du scaphandrier qui, au fond de l’eau, reçoit du navire de surface le message suivant : « Remonte vite, on coule… »
C’est la blague qui me soutient depuis trente ans. Le plus drôle, c’est que je n’ai pour ainsi dire jamais rencontré un élève que ça fasse rire. Ils sont encore dans l’utopie du bien-être.

Je ne suis pas du genre à me bourrer d’anxiolytiques — +18,2%, nous apprend l’article de Marianne, depuis les attentats de janvier dernier. Ma foi, au lieu de se gaver de béquilles chimiques, ils feraient mieux d’apprendre à tirer — ce que fait, paraît-il, la France qui ne se résigne pas. Le bonheur (ou plutôt, l’obsession du bonheur, ce qui n’est pas tout à fait la même chose) est un truc de bobos. Aux tarifs que pratiquent les gourous de la positive attitude, sûr que les prolos ne peuvent pas s’offrir la béatitude tous les jours. Ils ont d’ailleurs autre chose à faire — chercher du boulot, par exemple. La déprime que soignent les apprentis-sorciers de l’arnaque est une affaire de gavés. Un souci d’oisifs. Les pauvres en sont encore au haschisch — de plus en plus, paraît-il.
D’autant que le désir, qui génère le manque et donc la débauche, débouche régulièrement sur la douce satiété (ah, ce saint-émilion quel bonheur…) et même sur l’au-delà de l’extase — le septième ciel, par exemple. Alors certes, je salue très bas Epicure et Sénèque, qui conseillent de renoncer au désir pour ne pas être malheureux. Mais tant qu’à vivre jusqu’à en mourir, autant le faire sur le mode passionnel, on s’ennuie moins qu’avec du jus de fenouil.
Dernier point. La mélancolie est la grande affaire des gens de lettres. Sans mélancolie, pas d’écriture — pas de lecture non plus. Mais bon, peut-être les déprimés que cerne l’article de l’hebdomadaire ne lisent-ils pas non plus. Sinon, ils apporteraient leur pierre au Précis de décomposition ou au Bréviaire des vaincus. Ou ils passeraient sur Bonnet d’Âne.

*Photo : wikicommons.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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