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Dépénalisation : les Suisses sur la mauvaise pente


Dans une vidéo en ligne, j’ai eu la confirmation de ce que je pensais n’être qu’une rumeur : le Conseil fédéral de la Suisse a fait une proposition pour « dépénaliser » l’inceste, c’est-à-dire les rapports sexuels entre un adulte consentant et ses parents (père et fille, mère et fils, frère et sœur etc.). C’est l’article 213 du code pénal suisse qui peut donc être supprimé. C’est la troisième fois, après 1981 et 1989, que ce Conseil Fédéral veut supprimer cet article. Un « dépoussiérage » des lois est évoqué.
Face à cette dépénalisation, il faut se garder du moralisme et du libertarisme à tout crin. Le problème n’est pas dans cette dépénalisation de nos confrères suisses puisque la Chine, la France, les Pays-Bas, la Russie, l’Espagne ne condamnent pas l’inceste entre adultes consentants. Cependant, au-delà, cette dépénalisation pose des problèmes particuliers aussi bien dans le fait d’inscrire l’inceste dans la loi que de le dépénaliser.
Premièrement, les faits de cet ordre ne passent pas du blanc ou noir d’une façon radicale mais par petites touches grises. Une légitimation directe de telles relations sexuelles provoquerait encore un tollé dans l’opinion publique. Dépénaliser fait plus soft et laisse tout un chacun avec sa conscience mais l’inflexion donnée peut être entendu comme un laisser-aller, surtout que l’être humain a tendance à aller au pire plutôt que de monter la pente du comportement honorable. Il semble évident que la dépénalisation ou la détabouïsation obsessionnelle s’inscrit dans un phénomène de libéralisation des comportements dans nos démocraties permissives (nouvelle exigence surmoïque comme l’a relevé le philosophe Slavoj Zizek). Avant, nous vivions dans une ère de refoulement, maintenant nous vivons dans une ère de défoulement.
Secondement, ce Conseil fédéral rappelle qu’il s’agit de dépénaliser les relations sexuelles entre adultes consentants. Cependant, l’inceste n’est pas qu’un problème physique chez l’être humain. Sans même parler du trouble mental qu’il engage, l’inceste consenti ne se réduit pas à la fusion intime de deux êtres dont la « maturité » serait l’unique caution. Tout le monde sera d‘accord pour comprendre que l’inceste et autres déviances agitent quelque chose de fascinant et d’ambigu en nous mais sans pour autant franchir le pas l’âme légère. Le problème soulève des approches tant anthropologique, psychanalytique, biologique (risque accru de développer une maladie génétique récessive) psychologique, éthique et théologique. Sous l’injonction de neutralité et de transparence, l’inceste introduit du conjugal dans le parental, de l’horizontalité sexuelle dans la verticalité générationnelle.
Ce consentement est extrêmement flou surtout à notre époque où l’enfermement sur la sphère égotiste est conçu comme seul garant de l’identité et de l’intégrité de l’individu. Un minimum de notions de psychologie ou de psychanalyse démontrerait que l’individu, en tant que sujet divisé, n’a pas une relation transparente avec lui-même (sinon que fait-on du mensonge ?).
Ce repliement sur la sphère individuelle et égoïste est tout à fait caractéristique de notre époque postmoderne. Un exemple. Michel Onfray peut écrire dans Le Souci des plaisirs qu’il trouve normal une relation sadomasochiste cannibale « avec le consentement des deux protagonistes » et pathologique un « mari qui abuse de sa femme dans le lit conjugal sans son consentement ». On peut très bien appliquer l’inceste à cette logique. Outre que Michel Onfray ne parvient plus à distinguer le normal du pathologique (ici une perversion) pour cause de contrat intersubjectif, on voit bien qu’il s’agit ici de rester cantonné dans le contrat libéral où l’égoïsme de chacun peut être légitimé à partir du moment où autrui y consent, même dans les cas les plus horribles et morbides. Comment critiquer alors le fascisme ou le capitalisme si le peuple passe un contrat intersubjectif avec son dirigeant pour être brimé, exploité et dominé ?
Troisièmement, le Conseil fédéral motive sa décision en arguant que le rôle de l’Etat n’a pas à punir de telles relations entre deux adultes consentants. C’est là le point le plus litigieux. On retrouve l’idéologie de la neutralité axiologique de l’état. La mécanique autorégulatrice du marché est le totem moderne que le libéralisme tente d’administrer afin de transformer de un être sans filiation ni attachement particulier, tels des calculateurs égoïstes. Et pour réaliser un tel projet, il faut un état idéologiquement neutre en apparence. On comprend mieux pourquoi toutes les manières de vivre ont dès lors une valeur égale, coupant la tête à la Morale, à toute Loi symbolique, à toute «domination». C’est-à-dire, aux yeux des libéraux, à des constructions idéologiquement arbitraires et historiquement orientées qu’il faut sans cesse déconstruire.
Si l’Etat n’a pas à légiférer sur les comportements, il se fait néanmoins le relais de la vie en société. Il n’a pas de toute façon un rôle neutre. La neutralité n’existe pas, c’est déjà faire un choix. Or, l’interdit de l’inceste est un interdit structurant. Symboliquement, il est la Loi des lois, au point qu’il n’a besoin pas de loi. Il ne figurait explicitement pas dans le Code Pénal ou le Code civil dans le droit français mais il a été inséré dans le Code Pénal  par la loi n° 2010-121 du 8 février 2010 en France. L’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi mentionnant l’inceste commis sur les mineurs.
C’est le problème. Car c’est le dégrader et en précipiter l’effondrement que de placer cet interdit à égalité avec les autres lois car cela incite à transgresser et, un jour, de lever l’interdit sous prétexte d’évolution des mœurs. Donc, le problème n’est pas qu’il soit dans la loi ou qu’on le dépénalise puisqu’il est l’interdit fondateur quasi universel présent dans toute société comme le rappelle Claude Lévi-Strauss. Cependant, le dépénaliser prend le problème à l’envers, ouvre une brèche supplémentaire, un désir encore inavoué d’une levée totale sur ce sujet.
Évidemment, la liberté individuelle prend un goût amer car elle ne structure plus le rapport à l’autre comme signe d’une véritable altérité (sortir de la famille pour rencontre l’autre) mais structure l’individu dans un rapport du même au même, ce qui est la négation même de la liberté.
L’évolution actuelle des mœurs est telle qu’elle risque de faire éclater tout repère structurant sous prétexte d’hédonisme, de libertarisme ou de convenances personnelles. Récemment, nous avions appris qu’en Allemagne, un lobby zoophile, le ZETA (Zoophiles Engagement für Toleranz und Aufklärung), réclamait des droits de s’envoyer en l’air avec des animaux. Et pas en peluche !



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Yannick Rolandeau est scénariste, cinéaste, enseignant et auteur du <em>Le cinéma de Woody Allen</em> et de <em>La mise en scène au cinéma</em> (Aléas) .

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