Si ce n’est pas de la panique, ça y ressemble. Manuel Valls a décidé de faire feu de tout bois contre le Front National. On peut le comprendre. Les sondages pour les élections départementales se succèdent et renvoient tous la même projection désespérante : le FN arrive largement en tête devant l’UMP et le PS. Le maintien très stendhalien de Manuel Valls – comment ne pas penser à lui dans le rôle de Julien Sorel pour un nouveau casting du Rouge et le Noir – a longtemps fait illusion, mais l’armure se fissure. Bien sûr, il est assuré de garder son poste de Premier ministre après la débâcle annoncée mais il sait aussi que ce sera par défaut. On voit mal en effet qui accepterait, au PS, de prendre sa suite. Il ne sera pas forcément très exaltant de se retrouver, après les 22 et 29 mars, à la tête d’un gouvernement qui aura connu une débâcle électorale. Comme dirait l’autre : c’est pas facile, c’est difficile.
Manuel Valls est un fin politique, dans son genre. N’a-t-il pas réussi, alors qu’il représentait à peine plus de 5 % à l’époque des primaires du PS, à imposer sa ligne politique ? Celle d’une gauche qui aurait rompu avec ses vieux démons antilibéraux et choisirait, comme partenaire privilégié pour relancer la machine, un patronat auquel il n’a cessé de faire des cadeaux sans contrepartie : du CICE à la loi Macron en passant par des promesses sur le déverrouillage des 35 heures ou la récente prime pour l’activité qui, en fusionnant le RSA-activité et la PPE, revient surtout à encourager les trappes à bas revenus – en demandant à la collectivité de compléter les salaires des working poors pour en faire des working un peu moins poors, mais si peu. Sur ce dernier point, d’ailleurs, Manuel Valls précise même : « La prime d’activité sera ouverte aux jeunes travailleurs, et c’est un élément nouveau, de 18 à 25 ans, et les jeunes résidant chez leurs parents pourront bénéficier d’un droit autonome si leur famille a des revenus modestes ». Si on réfléchit un peu à ce que signifie la phrase, on comprend mieux que le jeune de 18 à 25 ans – qui non seulement travaille pour rien et est obligé, comme n’importe quel « mileurista » espagnol, de vivre chez papa et maman – se sente légèrement en colère à l’idée d’être enfermé ad vitam aeternam dans un statut d’adolescent. Pour peu qu’il ne soit pas totalement désespéré et tétanisé par cette exaltante perspective, il lui reste : soit la ZAD, soit le vote FN. Les médias dominants laissant entendre que les zadistes dont des punks à chien crasseux et le FN est un parti comme les autres, il va assez logiquement voter pour le FN… sauf conscience de classe miraculeusement préservée, malgré l’aliénation et la précarité.
En plus, Manuel Valls comprend bien, mais n’en laissera jamais rien paraître, que les élections départementales à venir achèvent de discréditer la démocratie représentative. On n’avait pas besoin de ça, à une époque où c’est le tandem Junker-Merkel qui décide et où il apparaît de plus en plus clairement que voter ne change rien ou si peu de chose : les Français, enfin la partie qui aura encore le courage presque héroïque de se déranger pour aller voter, vont en effet choisir des élus dont on ne connaît pas exactement les attributions ni même s’ils existeront encore une fois la réforme des grandes régions mise en place. On a beau tenter de vendre la parité obligatoire de ce mode de scrutin départemental, expliquer que les départements seront les première assemblées authentiquement « chabadabada », cela reste un peu court. Alors, allant jusqu’à contredire Hollande, cet homme politique old school dont la carrière débuta dans la modestie cantonale corrézienne et qui aurait voulu jouer la carte locale, Valls, comme ceux qui comprennent vraiment ce qui se passe – c’est-à-dire comme Sarkozy et Marine Le Pen – a décidé de nationaliser un scrutin qui n’a aucune utilité réelle, sinon de compter ses électeurs. Et c’est là qu’il semble un peu perdre les pédales depuis le week-end dernier, entre un meeting dans le vieux Limousin rouge de Guingouin qui menace de basculer et le Grand rendez-vous i-Télé Europe 1 Le Monde : « Mon angoisse – puis-je vous parler de mon angoisse, de ma peur pour le pays ? […] Je n’ai pas peur pour moi. J’ai peur, pour mon pays, qu’il se fracasse sur le Front national. »
Sans compter une attaque en règle de Michel Onfray qui s’est permis de critiquer son attitude : « Quand un philosophe connu, apprécié par beaucoup de Français, Michel Onfray, explique qu’Alain de Benoist – qui était le philosophe de la Nouvelle droite dans les années 70 et 80, qui d’une certaine manière a façonné la matrice idéologique du Front national, avec le Club de l’Horloge, le Grece – (…) vaut mieux que Bernard-Henri Lévy, ça veut dire qu’on perd les repères. » Il faudra s’interroger un jour sur la façon dont ce gouvernement, qui se réclame de la gauche, aura cogné sur les intellectuels et les écrivains. Il y eut un temps où la gauche avait plutôt tendance à prendre en compte ceux qui pensaient plutôt qu’à les mettre en accusation. Onfray a évidemment répondu, traitant Manuel Valls de « crétin ». C’est plutôt injuste. Manuel Valls n’est pas un crétin, il est juste en train, répétons-le, de paniquer. Il avait déjà annoncé naguère que la gauche était mortelle, et Françoise Fressoz lui a donné raison dans le Monde de samedi en parlant d’une « gauche suicidaire ».
Suicidaire parce qu’elle ne fait pas une politique de gauche ? Même pas ! Suicidaire parce qu’elle se présente divisée à ces départementales. Seulement voilà, ce que Manuel Valls a compris mais ne dira jamais, c’est qu’il n’est plus possible de parler de « la gauche ». Ce qui se passe, ce n’est pas la division, c’est tout simplement qu’il y a désormais une gauche qui ne se reconnaît plus du tout dans le PS, qui n’a plus rien de commun avec lui. Il n’y aura des tickets PS-PC que dans moins de cinquante cantons en France. Partout ailleurs ou presque, le socialiste devra faire face à des candidatures communes Front de Gauche/EELV. On verra ce que ça donnera, mais ça ressemble diablement à une ébauche de Syriza. Et la panique de Manuel Valls n’est pas tant, comme il le dit, de voir Marine Le Pen gagner en 2017 que d’être le Papandréou du PS. Autrement dit, de voir le parti né à Epinay en 71 connaître le destin du PASOK, et devenir une butte témoin résiduelle de ce que fut le social-libéralisme. Car dans le même temps, par un lent glissement tectonique, beaucoup moins spectaculaire mais peut-être plus durable que le feu d’artifice FN, une autre gauche – de gauche – occupera un espace laissé tragiquement vide pour l’instant.
*Photo : ISA HARSIN/SIPA/1503101508
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !