Le Front national, arbitre des élections locales, par exemple dans le Vaucluse ? L’histoire bégaie. Souvenez-vous : au printemps 1998, la droite, en mauvaise posture après sa dissolution ratée de 97, ne conservait la présidence de ses conseils régionaux qu’à l’aide des voix du Front national : Charles Baur en Picardie ; Jean-Pierre Soisson en Bourgogne ; Charles Millon, en Rhône-Alpes ; Jacques Blanc, en Languedoc ; Jean-François Humbert, en Franche-Comté ; Marc Censi, en Midi-Pyrénées ; Bernard Harang, dans le Centre… Face à la tempête médiatique et politique qui levait, certains présidents démissionnaient illico pour se faire réélire toute honte bue le lendemain avec l’appui de la gauche, comme en Franche-Comté. Mais d’autres s’y refusaient. Comme Charles Millon, en Rhône-Alpes.
En ce vendredi 20 mars 1998, à Lyon, la confusion règne dans les travées du conseil régional. Il faut dire que la situation politique n’incite guère à la clarté puisque droite et gauche y disposent chacune de 61 sièges, après le ralliement d’un indépendantiste savoisien au PS, tandis que le Front national tient 35 sièges. Le chef de file local du PS, Jean-Jack Queyranne, se trouve être né douze jours avant Charles Millon, patron de la droite et du centre. Selon une vieille coutume électorale, au profit de l’âge, c’est Queyranne qui devrait présider la région. Le premier acte de la tragédie vient de se jouer. Au deuxième tour de vote, Bruno Gollnisch déclare qu’il est prêt à voter pour le candidat de la droite s’il s’engage sur un certain nombre de points. A quoi Millon rétorque que ces points figurant déjà dans son programme, le choix sera vite fait pour les élus du parti de Jean-Marie Le Pen. Il est donc réélu à la tête de cette région qu’il préside depuis dix ans déjà.
Dans la presse, c’est haro sur le baudet. L’ancien disciple de Jacques Barrot Joseph Macé-Scaron, qui brossait Millon dans le sens du poil trois ans auparavant, fustige dans Le Point le « sauve-qui-peut d’un des derniers féodaux » et raconte une scène d’accord secret avec Bruno Gollnisch qui n’a jamais été prouvée. A l’appel de « la gauche plurielle », de Ras l’front et des syndicats de gauche, 800 personnes se rassemblent au Veilleur de Pierre le samedi matin pour réclamer sa démission. Le lumineux Jakubowicz, alors président régional du Crif, rappelle avec à propos, au cas où on l’aurait oublié, que « c’est par la voie institutionnelle que les nazis sont arrivés au pouvoir » (Le Progrès, 11 avril 1998). Bref, on crie au retour du fascisme, dans une répétition générale de la quinzaine anti-Le Pen de 2002.
Pourtant, Charles Millon avait jusque-là suivi la carrière irréprochable d’un élu de centre-droit. Certes, il est issu d’une famille catholique fervente du Bugey ; certes à 15 ans, il est Algérie française, ce qui, dit-il, le « guérira pour toute sa vie du gaullisme » ; certes il est originellement de tendance Indépendants et paysans, mais c’est aussi le disciple de Giscard. En 1995, le chrétien social, fervent adepte des « personnalistes » et des « non-conformistes des années 30 », se rapproche néanmoins de Jacques Chirac, comme VGE, Madelin ou Charette, d’ailleurs, principalement par allergie congénitale au balladurisme. Ironie cruelle, c’était Edouard Balladur qui était alors soupçonné de tenter une alliance avec Jean-Marie Le Pen pour l’emporter à la présidentielle. Une semaine avant le premier tour, Millon déclarait à ce sujet au Figaro Magazine : « Je constate que les valeurs défendues par le président du Front national ne sont évidemment pas compatibles avec le projet républicain de Jacques Chirac ». Et encore, dans Le Monde de février de la même année : « Mon seul souhait est qu’aucun candidat ne conclue avec lui (JMLP) d’accord tacite, fût-il masqué ». Son ralliement à Chirac paie, puisque Millon est propulsé ministre de la Défense jusqu’à la dissolution calamiteuse de 97.
C’est donc en position de force, au moins dans son camp, et comme l’un des patrons de l’UDF, aux côtés de Madelin et Bayrou, qu’il s’était présenté aux régionales de 1998. Et quand on est proche de deux présidents, dont l’un en exercice et d’un ancien Premier ministre, on imagine mal que le ciel soit proche de nous tomber sur la tête.
D’autant que la curée est assez sélective. Jean-Pierre Soisson, venu des Républicains indépendants, mais connu comme le premier « ministre d’ouverture » de la Vè République puisqu’il participa au gouvernement Rocard en 88, avait déjà été élu président de la région Bourgogne en 92 avec les voix du FN. Rebelote en 1998, sans que cela lui pose de problèmes particuliers. Charles Baur, en Picardie, et Jacques Blanc, en Languedoc-Roussillon, quoique tous deux exclus de l’UDF, ne subiront pas les foudres du microcosme politico-médiatique comme Millon. Leur élection ne fut jamais invalidée, et le second fut d’ailleurs réintégré par la suite dans l’UDF. Alors, pourquoi tel acharnement ?
Certainement à cause de son exposition médiatique supérieure : lui, l’ancien ministre de Chirac, se faisait collabo des forces extrêmes. Et Millon avait sans doute sous-estimé le précédent traumatisant créé par les municipales de 95 qui avaient donné plusieurs villes au Front, dont l’emblématique Toulon. La gauche était de plus en parfait ordre de marche, et au faîte de sa puissance.
Mais les coups les plus durs sont venus de son camp : le 23 mars, Raymond Barre, député-maire de Lyon, demande à Millon de mettre fin « à cette situation malsaine » qu’il qualifie de « faute grave ». Millon rétorque dans La Croix qu’il lui est « impossible de mettre au pouvoir une gauche minoritaire par seul dégoût de certaines voix, étant bien entendu qu’il n’y a eu ni accord, ni transaction, ni marchandage ». Giscard intervient à la télévision pour le soutenir, mais selon Charles Millon, « la violence de l’attaque attisée par la gauche était telle que Giscard lui-même fut inaudible ».
Aujourd’hui, l’ancien ministre refuse d’évoquer l’attitude de Chirac, « parce qu’il serait incapable de répondre ». Reste qu’en public, son ancien président l’a désavoué, condamné et réclamé qu’il soit exclu de l’UDF. Mais s’il est un homme contre qui la colère de Millon n’est pas retombée, c’est Nicolas Sarkozy, qui aurait envoyé son fidèle Hortefeux auprès des élus régionaux RPR pour les convaincre d’arrêter de le soutenir. C’est aussi selon lui à ce moment-ci que l’ancienne UDF a commencé d’éclater : Bayrou d’un côté, pas malheureux de condamner son rival de toujours, poussant les hauts cris ; et Madelin de l’autre, un pas en avant, deux pas en arrière, qui soutient le vendredi et condamne le lundi. Sinon Giscard, rares sont ceux qui osent le soutien en plein jour : des Poniatowski, des Griotteray, et des élus locaux qui lui doivent tout, comme Etienne Blanc ou Hervé Mariton. Voilà qui ne pèse pas lourd.
Et pourtant, un mois plus tard, un sondage du Figaro Magazine atteste que « 57% des sympathisants de droite estiment que Charles Millon a eu raison d’accepter les voix du FN et de ne pas démissionner pour laisser la région à la gauche ». La situation des départementales de 2015 était en réalité déjà là, au moins dans la tête des électeurs de droite. Mais les appareils tétanisés n’ont pas voulu le voir. Et, alors que Marine Le Pen annonce qu’elle proposera six points non-négociables pour que ses élus participent à des majorités départementales, Millon a beau jeu de rappeler que les cartes étaient les mêmes à son époque. Sauf que depuis, le rapport de forces s’est parfois inversé et que c’est peut-être l’UMP qui va devoir mendier auprès du FN.
*Photo : Hannah.
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