J’appartiens à une espèce en voie de disparition : celle des gens qui se lèvent le matin contents de s’être, un jour de plus, réveillé français. On objectera que, n’ayant pas de point de comparaison, je pourrais également éprouver cette béatitude matinale en tant qu’eskimo, moldave ou patagon. Pas tout à fait, car il s’en fallut d’une génération que je ne partage le destin du peuple allemand et de deux que j’usasse mes fonds de culottes dans un heder du quartier de Kazimierz à Cracovie. Des événements, sur lesquels je ne m’étendrai pas, ont incité celui qui allait devenir mon géniteur à quitter Berlin pour des cieux apparemment plus cléments. La légende familiale indique que le choix d’une terre d’exil fut déterminé par l’admiration portée par mon père, alors âgé de 17 ans, à un poème de Heinrich Heine racontant le retour en France de deux grognards de la Grande Armée après leur libération de captivité en Russie : “Nach Frankreich zogen zwei Grenadier/ Die waren in Russland gefangen…”[1. Deux grenadiers, s’en allaient vers la France/ À l’issue de leur captivité en Russie…].
Le fait d’avoir choisi ce poème lors d’un concours de déclamation au lycée suffisait à vous cataloguer, à Berlin en 1933, comme une espèce subversive cumulant indignité raciale et francophilie antipatriotique. Va donc pour la France, sur les traces de Heine, qui y passa la dernière partie de sa vie… Il va sans dire que la réalité fut loin d’être à la hauteur du mythe, et que le sort réservé aux « sans-papiers » fuyant le nazisme n’était guère différent de celui, aujourd’hui, des aspirants au bonheur français venus d’outre-Méditerranée…
Mais il en fallait plus à ces derniers pour que s’installe le désamour d’une France, ce pays admirable où l’injustice faite à un petit officier juif avait soulevé une moitié de la nation contre l’autre, selon le mot du père d’Emmanuel Lévinas. Les comparaisons avec le sort de membres de sa famille ayant effectué d’autres choix – Grande Bretagne, Etats-Unis, Brésil – confortaient mon père dans la certitude qu’il avait fait le meilleur. Non pour la situation matérielle, qui pouvait être plus favorable dans des pays épargnés des ravages de la guerre, mais par la capacité de la société française à intégrer les nouveaux arrivants, pour autant qu’ils adhèrent à ses valeurs communes et respectent ses usages. C’était une époque où les Français s’efforçaient de panser la blessure narcissique qui leur avait été infligée par « l’étrange défaite » de juin 1940 et la trahison collaborationniste d’une grande partie de leurs élites. Tout le monde ou presque, faisait du Renan, celui du plébiscite quotidien faveur de la Nation, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.
On a tort, aujourd’hui, de ne voir en Gérard Depardieu que la version show bizz de l’ultra riche soucieux de placer sa cassette hors de portée des doigts crochus des gnomes de Bercy. Les vrais déserteurs de la solidarité nationale sont des gens discrets, qui quittent le territoire sur la pointe des pieds. Le natif de Châteauroux, issu d’une famille que l’on classerait aujourd’hui à la limite du quart-monde, aime la France à sa manière et estime avoir suffisamment œuvré au rayonnement international de sa culture, y compris celle des grands classiques, pour qu’on lui manifeste un minimum de respect, y compris fiscalement. Il s’est vexé, peut-être un peu vite, qu’un premier ministre qualifie de « minable » sa décision de s’installer dans une petite commune du Hainaut wallon. Comme il n’est pas homme à faire les choses à demi, lorsque la polémique au sujet de son expatriation se déchaîne, il en remet une couche : il se jette dans les bras de Vladimir Poutine, coupant ainsi toute possibilité de retour dans ce Saint-Germain-des Prés où il avait élu domicile, assez confortablement, semble-t-il. Depardieu était insuffisamment « politiquement correct » (selon les critères de son voisinage immédiat), pour qu’on lui rendît les hommages qui lui étaient dus.
Comme il n’a pas la rouerie du Gainsbourg pour faire passer son alcoolisme, ses grossièretés de beauf pour une forme raffinée de dandysme, et ses folies financières pour des performances artistiques, il transgresse à sa façon. La France le traite mal ? Il cherche à l’humilier en brandissant, hilare, le passeport russe que le nouveau tsar lui a remis en mains propres. Tant de haine devrait nous faire réfléchir : et si Gégé n’était qu’un symptôme ? En ne l’aimant pas assez, cette France n’aurait-elle pas oublié de s’aimer elle-même ? De reconnaître en lui une incarnation de notre génie national englobant Rabelais et Marguerite Duras ? Son exil serait alors une forme moderne de retrait dans le désert des anachorètes expiant dans une contrée inhospitalière – en l’occurrence la Mordovie – les péchés de ses semblables. Et pour paraphraser Heine, il pourra dire chaque matin : « Quand je pense à la France dans la nuit, alors mon sommeil s’enfuit… »
*Photo : Euronews.
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