L’acteur est très convaincant en Maigret, au cinéma aujourd’hui
Aujourd’hui sort en salles “Maigret” de Patrice Leconte avec Gérard Depardieu dans le rôle titre et adapté du roman de Simenon Maigret et la jeune morte paru en 1954. De Jean Gabin à Bruno Crémer, en passant par Jean Richard, Michel Simon, Gino Servi, Vladimir Samoïlov ou dernièrement Rowan Atkinson, les interprètes du commissaire à la pipe formaient déjà un petit bataillon plus qu’intimidant. Néanmoins, ce Maigret relève brillamment le défi en offrant une adaptation d’une telle fidélité à l’esprit du héros de Simenon que la qualifier d’adaptation définitive n’a rien d’excessif.
L’intrigue se situe dans le Paris des années 1950. Maigret enquête sur la mort d’une jeune fille, retrouvée poignardée dans un square, vêtue d’une robe de soirée. Cette jeune fille, rien ne permet de l’identifier et personne ne semble se soucier de sa disparition. Maigret, seul, se penche sur ce destin brisé et part en chasse du coupable. La mise en scène est magistrale : tous les acteurs sont excellents et le rythme, balancé comme le lourd pas du commissaire, nous entraîne dans une rêverie nostalgique d’un Paris festif et menaçant, d’un Paris des ruelles obscures, hantées de jeunes ingénues fragiles et de tontons flingueurs taciturnes, d’un Paris des élégantes et des belles autos. Beaucoup de scènes ont lieu la nuit, les couleurs sombres, annoncées dès l’affiche, nimbent le film d’une atmosphère de réflexion et de recueillement ; et il se pourrait bien que cette enquête nous mène au sein même de notre conscience.
Maigret ne se démode pas. Porté à l’écran quelques mois après sa naissance littéraire, il n’a cessé de renaître sous les avatars successifs évoqués plus haut. Malgré ses quatre-vingt-dix ans, il passionne et rassemble encore les foules, jusqu’à ces dernières années lors du festival Simenon qui se tenait aux Sables d’Olonne ou tout récemment en octobre 2021 à l’Institut catholique d’études supérieures (ICES) de la Roche-sur-Yon qui lui dédiait une conférence. Y prenaient part John Simenon, un de ses fils et son exécuteur testamentaire, aux côtés d’universitaires français mais aussi italien ou iranien, preuve que sa renommée ignore les frontières. Mais d’où vient cet amour non démenti pour un personnage devenu mythique ?
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Tout d’abord de sa méthode. Comme le souligne Jean-Baptiste Baronian dans un essai qu’il lui consacrait en 2019, Maigret « est le seul détective de roman qui ne soit pas une machine à résoudre les problèmes policiers ». Moins mathématique que Sherlock Holmes et plus psychologue encore que le Dupin d’Edgar Poe, Maigret conduit son enquête en s’imprégnant d’une atmosphère. Dans les Mémoires de Maigret, voici comment il décrit sa démarche : « Il s’agit de connaître ». Baronian a raison d’attribuer son succès à son « aptitude à se mettre au diapason des êtres et des choses, à son flair et à ses intuitions. » Il crée ainsi avec le lecteur/spectateur une intimité située au-delà du bien et du mal, un lien sensuel qui lui donne à voir et à percevoir des passions sourdes et des souffrances qui taraudent toute une vie. Autrement dit, la méthode de Maigret se nourrit de l’empathie qu’il témoigne aux individus croisés sur son chemin, à l’instar de la jeune morte du film. Cette compassion simple et généreuse élève le héros à une dimension christique, que Simenon lui-même ne prenait pas la peine de voiler.
Maigret, docteur des âmes
Dans une « Interview sur l’Art du Roman » accordée en 1956 à l’écrivain américain Carvel Collins, Simenon constate que « la société actuelle est sans religion puissante ». Pour autant, selon les théories du philosophe autrichien Eric Voegelin (1901-1985), le propre de la modernité est la tentation politique de faire descendre le paradis terrestre sur terre, menant à une immanentisation du réel et de la vie spirituelle. Réciproquement, on peut se demander si le rôle de Maigret ne consiste pas à réintroduire une forme de religiosité dans la modernité, à savoir l’aspiration au salut.
En effet, il n’est pas anodin que Simenon, dans la même interview, ait parlé de son métier comme d’un « sacerdoce » et confié « vivre comme un moine » en période d’écriture. Il semble que la question du salut l’ait toujours occupé, comme en témoigne sa fascination pour les médecins, figure récurrente dans la série des Maigret en particulier avec la figure du docteur Pardon. Dans les Mémoires de Maigret, l’enquêteur raconte avoir ressenti qu’il pourrait devenir un jour un « raccommodeur de destinées ». Son cœur de métier serait donc de sauver ses contemporains ; sauver les morts en les empêchant de sombrer dans l’oubli et dans l’absurdité d’une existence abolie sans explication ; sauver les coupables en les soumettant à un châtiment rédempteur ; sauver tous les autres en les révélant à eux-mêmes face au crime. Simenon entend-il autre chose lorsqu’il déclare, un brin provocateur, à l’Institut français de New York : « Le romancier parfait devrait être une sorte de Dieu le Père… » ? Ainsi, en suivant sa métaphore, on comprend que Dieu le Père Simenon envoie Dieu le Fils Maigret parmi les protagonistes du roman pour remettre leurs péchés et gagner leur salut. Telle est probablement la réponse à la question posée dans le film au commissaire par une jeune fille, étonnée de son acharnement à élucider l’enquête sur la mort de Louise dont personne n’a cure, et qui lui jette avec véhémence : « A quoi ça sert puisqu’elle est morte ? ». Allons plus loin : le Maigret de Depardieu et Leconte, fourbu dans la nuit parisienne, qui a perdu l’appétit et jusqu’à l’envie de fumer sa pipe légendaire, c’est le Christ au jardin des oliviers, accablé devant l’infatigable propension des hommes au mal. Ici elle s’abat sur une innocente jeune fille, une chétive créature abandonnée de tous de son vivant comme après sa mort.
Une enquête au blanc, ou quand le trivial mène au salut
Toutefois, chez Simenon, le salut ne se gagne pas en récitant le chapelet mais en ayant recours à l’esthétique du carnaval qui, selon les théories de Mikhail Bakhtine, jouait dans la société médiévale un rôle éminemment cathartique. Nous en retrouvons en effet toutes les composantes : tout d’abord, l’unité de temps et de lieu (Paris en mars) ; ensuite, la présence du roi comme maître de cérémonie (le commissaire Maigret) ; le masque social des personnages, derrière lequel peut se dissimuler le visage du coupable ; l’acmé finale, où il est coutume de brûler un mannequin de paille et qui consiste, chez Maigret, à punir le coupable ; enfin, la coexistence, voire le renversement, des opposés.
Pour ce dernier point, on est frappé des contrastes qui tiraillent le film, ne serait-ce que l’oxymore de « jeune morte », à laquelle répond la vieillesse robuste du commissaire. À cet égard, la victime et Maigret forment un tandem qui crée une tension dramatique immense : elle est faible et diaphane tandis que sa silhouette gargantuesque, sur laquelle s’ouvre le film, représente la force et la bonne chair. La même tension réapparaît lorsqu’il la regarde au cinéma, la toile jouant le rôle d’un miroir inversé. De même, les silences du commissaire sont plus parlants que le murmure vain et inaudible de la haute société rassemblée pour les fiançailles de Jeanine. Coexistent aussi dans le film la fin tragique de la victime, provinciale montée à Paris pour fuir de mauvais traitements, et le retour à la vie d’une autre jeune fille ayant connu un parcours semblable mais que Maigret parvient à sauver. En vrai maître de cérémonie de ce ballet de destinées humaines, Depardieu, tel un trou noir à la densité phénoménale, parvient à maintenir l’unité et la cohésion d’un monde fragmenté et cruel parcouru de la constante oscillation carnavalesque.
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Cette juxtaposition des contraires est présente dans le nom même du plantureux commissaire, comme dans l’importance accordée au bas de l’être humain qui tranche avec sa fonction spirituelle : sa panse généreuse (lointaine réminiscence de Sancho Panza), son goût pour la nourriture et la boisson, lui qui est très regardant quant au breuvage dont il arrose ses réflexions (il parle d’ « enquête au blanc ou à la bière »). Finalement, cette réalité disparate, pétrie des contradictions de l’âme humaine, donne toute sa force et sa réussite à l’entreprise du commissaire, mais aussi à celle de son auteur.
Thomas Narcejac, dans son analyse de Maigret et la jeune morte, relève que « ce roman nous apprend quelque chose non seulement sur Maigret, mais sur l’art de Simenon (…) la méthode de Maigret consiste à se mettre dans la peau d’autrui (…) non pour voir comment nous agirions à sa place, mais, comme le fait Maigret, pour aspirer à être cet autre (…) ce n’est pas la ressemblance qui l’intéresse, c’est la différence, la singularité d’autrui. Maigret recrée donc, peu à peu, le personnage qu’il poursuit (…) c’est une méthode de création et non d’investigation (…) à travers Maigret, Simenon fait exister des êtres prodigieusement concrets. Maigret n’est là qu’en trompe-l’œil. » En effet, Maigret cherche par tous les moyens à recréer le passé de la jeune morte, ce à quoi il parvient au terme de son enquête. Le génie poétique de Simenon-Maigret tient à ce que ses personnages sont créés à partir de leurs faiblesses et de leurs blessures, qui leur sont ensuite pardonnées.
Humains trop humains, ils le sont sans nul doute, loin des mannequins qui peuplent les publicités, des personnages-étendards qui incarnent une vertu ou un idéal, loin des superhéros en collants et des acteurs ambassadeurs de l’UNESCO. À notre époque encore engluée dans l’immobilité des confinements, au parfum froid et insipide de la distance sociale, et où le salut s’est réduit au passe sanitaire pour citoyens obéissants, comme il est bon de s’adonner à une vivifiante promenade au bras du commissaire Maigret ! Lui qui, dans Signé Picpus, avouait aimer renifler « l’odeur des passions humaines, des vices, des crimes, des manies, de toute la fermentation des âmes humaines ». Et le spectateur avec lui.
Mikhail Bakhtine, L’art de François Rabelais et la culture populaire du Moyen Age et de la Renaissance, Moscou, Khoudojestvennaïa Litératoura, 1965.
Jean-Baptiste Baronian, Maigret. Docteur es crimes, Bruxelles : les Impressions nouvelles, 2019, pp. 19, 121.
Thomas Narcejac, « Analyse de Maigret et la jeune morte », Combat du 29/7/1954.
Georges Simenon, Signé Picpus, Paris, Gallimard, 1944.
Georges Simenon, « Le Romancier », conférence prononcée à l’Institut français de New York le 20 novembre 1945 et publiée dans The French Review de février 1946.
Georges Simenon, Les mémoires de Maigret, Paris, Presses de la Cité, 1951.
Georges Simenon, « Interview sur l’Art du Roman » accordée à Carvel Collins, The Humanities (revue du MIT, Cambridge), № 23 (1956).
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