Relecture de La Dentellière de Pascal Lainé, trouvé en édition originale dans la jolie collection Le Chemin, au Clos Saint-Marc, à Rouen. Le fétichiste en nous n’a pas résisté. Pour deux euros, il aurait eu tort. C’était déjà dans Le Chemin qu’on avait lu un peu par hasard un autre roman de Pascal Lainé qui nous avait vivement impressionné, L’Irrévolution. L’Irrévolution racontait la vie d’un jeune prof de philo dans les années qui suivaient 68. Illusions perdues, éducation sentimentale, lucidité sociologique mais élégante, désabusement sans renoncement. Ce roman trainait son spleen sous les préaux d’un lycée technique de Picardie qui laissait s’échapper le narrateur seulement pour des week-end parisiens où les retrouvailles avec les copains de barricades n’étaient pas encore assez anciennes pour se parer des charmes d’une nostalgie frelatée. C’était encore tout frais, en 1971…
La Dentellière, elle, est un peu plus jeune. Elle a quarante ans. Ce roman a eu le Goncourt en 1974. La Dentellière prouve deux ou trois choses. Il est possible de faire un très grand roman sur la lutte des classes. Il est possible de faire un très grand roman sur la lutte des classes qui ne sombre pas dans le réalisme socialiste. Il est même possible de faire un très grand roman sur la lutte des classes qui trouve une forme littéraire nouvelle pour rendre, précisément, la forme toute aussi nouvelle que prend la lutte des classes dans la France du milieu des années 70, une forme diffuse, « spectaculaire » comme aurait dit le Vieux de la Montagne.
Comme il arrive souvent, l’innovation formelle dans La Dentellière est en fait une retrouvaille inavouée avec la tradition. Pascal Lainé renoue, par exemple, avec l’art très classique, très français, du portrait pour décrire Pomme : « Ce soir-là Pomme eut le sentiment d’une véritable innovation de son existence ; mais Pomme ne se rendait pas compte à quel point lui était familière, déjà, cette soudaine coloration de son âme et de ses joues. Elle ne se rendait pas compte que cette rencontre n’avait apporté de nouveau qu’un éclairement très vif sur une teinte d’elle qui existait peut-être depuis toujours. » On n’est, finalement, pas très loin de Madame de La Fayette.
Pomme est une jeune coiffeuse qui ne réussira pas à se faire aimer par Aimery de Béligné, l’étudiant bourgeois qu’elle rencontre à Cabourg. Il faut lire les pages où Pascal Lainé décrit comment Marylène, la copine plus âgée avec qui Pomme est partie en vacances, comprend qu’elle ne fera jamais partie de ces grandes familles, habituée de la station normande depuis des générations : « Et Marylène n’avait pas la sorte de beauté pour ces situations. Il convenait d’être belle et grande, comme elle, mais moins musquée. Le style de Marylène, c’était Juan-les-Pins ; c’étaient les chemisettes transparentes et le relief du slip sous le pantalon. Pas les jupes plissées, les chaussettes blanches et les chemises Lacoste. Elle était beaucoup mieux à sa place dans un cabriolet, le bras nonchalamment nu sur la portière, que pédalant les cheveux au vent sur une bicyclette un peu grinçante, un gros pull-over jeté sur les épaules. Or c’était ça, l’élégance fraîche et saine de Cabourg. »
Dans l’histoire d’amour, ou de malentendu, entre Pomme et Aimery, le plus aliéné des deux n’est d’ailleurs pas forcément celui qu’on croit. La folie dans laquelle sombre Pomme, à la fin, n’est pas un refuge, plutôt une protestation, muette comme d’habitude chez elle. Avec Pomme, Pascal Lainé a réussi à rendre, ce qui n’est pas évident, la nature du silence constitutif de cette jeune femme et nous invite à ne pas le confondre avec de la bêtise mais plutôt, aurait dit encore le Vieux de la Montagne comme une conséquence de « la perte générale de tout langage adéquat aux faits ». Le malentendu, c’est qu’ Aimery, lui, sera persuadé de transgresser là où Pomme restera naturelle quand ils s’installeront dans une chambre de bonne au 5 de la rue Sébastien-Bottin [1.L’adresse de Gallimard !] et qu’elle se transformera en bonne petite ménagère. S’il est dépourvu de cynisme, le garçon l’est tout autant de courage. Il ne fera pas sa vie avec Pomme, ce qui la brisera. Dans la dernière partie du roman, Pascal Lainé nous déstabilise un moment en faisant d’Aimery le narrateur. Il visite Pomme à la clinique et conclut avec une certaine lucidité : « Il m’a semblé qu’elle avait deviné mon angoisse, et qu’elle avait pitié de moi. » A se demander, rétrospectivement, si tout le roman n’était pas raconté par Aimery comme si raconter était un moyen de se mettre en règle avec sa lâcheté.
La dernière preuve, me semble-t-il, qui fait de La Dentellière un grand roman que l’on fera bien de relire, c’est que malgré l’excellente adaptation de Claude Goretta (1976) et l’interprétation remarquable de Pomme par Isabelle Huppert, le beau visage de l’actrice n’est pas venu s’imposer et a laissé notre cinéma personnel redessiner le visage des personnages et les contours de ces années-là.
Après tout, petit garçon, nous avons surement croisé Pomme…
*Photo: Extrait du film La dentellière de Claude Goretta
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