Le billet du vaurien
La boxe juive, c’est ainsi, m’apprend mon ami Denis Grozdanovitch dans son livre tout à la fois savoureux et savant : La vie rêvée du joueur d’échecs qu’on qualifiait le jeu d’échecs en U.R.S.S. Il aboutissait parfois à des drames : ainsi, à Moscou, un joueur d’échecs excédé par les geignards qui refusaient leurs défaites en a tué soixante-deux à la hache.
Il pensait leur rendre service, mais a raté son but qui était de composer avec ses victimes un échiquier de soixante-quatre cases. Ses adversaires n’étaient pas suffisamment conscients que jouer aux échecs, n’est pas un amusement mais un culte. Et tout culte réclame des victimes, quand elle ne nous entraîne pas vers la paranoïa. La défense Loujine de Vladimir Nabokov est à cet égard un chef-d’œuvre absolu. Le médecin qui traite Loujine soutient que le jeu d’échecs est un amusement glacial, qui dessèche et pervertit la pensée et qu’un joueur d’échecs passionné est aussi absurde qu’un fou en quête du mouvement perpétuel.
L’immortalité, si elle était assurée, serait le plus monstrueux des supplices…
Comme une transe amoureuse
Oui, répondrait Denis Grozdanovitch, mais même si l’enfermement dans le cercle vicieux d’une passion unique, et en apparence stérile, peut légitimement faire horreur, qui peut bien affirmer sans outrecuidance que celle-ci n’offre pas, en même temps, des moments d’extase exceptionnels comparables à ceux de la transe amoureuse, mystique ou artistique?
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Pour avoir eu le privilège d’affronter ce cher Denis au Blitz pendant des années, j’ai observé chez lui une forme de fanatisme à l’opposé de son Petit Traité de la Désinvolture et, à vrai dire, rétrospectivement, j’éprouve un certain soulagement à l’idée de ne pas avoir été décapité. Il n’est pas exclu que je doive à mes innombrables défaites le privilège d’être encore en vie.
Mais est-ce vraiment un privilège ? À vrai dire, Denis comme moi avions un Maître, Lao-Tseu, qui invite le sage à garder en tous temps « la mort en bouche » et à y voir une délivrance. La finitude est bonne conseillère. Et l’immortalité, si elle était assurée, serait le plus monstrueux des supplices. Nous parlions souvent avec Denis du néo-lamarckisme (à ceux auxquels cette notion est étrangère, je rappelle qu’elle a trait à l’hérédité des caractères acquis) et que j’ai retrouvé l’écho de nos conversations chez Yushi dans cette vie rêvée des joueurs d’échecs… c’est dire jusqu’où peuvent nous mener ce jeu dont l’unique finalité est de tuer le Père. Ce qui expliquerait que les filles y mettent moins d’ardeur, à quelques exceptions près, que les garçons.
S’évader du temps
J’ignorais que Denis jouait également à la pétanque.
Il voit dans ce jeu simple et accessible à tous un précieux antidote à la déshumanisation technocratique exponentielle aujourd’hui. En le lisant, comme en s’affrontant sur un échiquier ou en jouant à la pétanque, on s’évade du temps. Y a-t-il meilleure thérapie face à la panique qui s’est emparée de notre planète ?
La vie rêvée du joueur d'échecs: essai littéraire
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