Il existe des polémiques sordides et il existe des polémiques très nobles et nécessaires : les conflits de devoirs.
Créon contre Baupin
Antigone estime qu’il est de son devoir d’enterrer son frère puisque les dieux ordonnent aux vivants ce geste qui permet aux morts de trouver le repos. Elle n’a que faire des ordres de l’Etat, représenté par Créon. Celui-ci estime qu’il est de son devoir de punir son neveu Polynice mort en luttant contre sa patrie : il interdit l’inhumation du traître. Comparer Denis Baupin au personnage mythologique de Polynice n’est pas absurde, car il est lui aussi l’objet d’un conflit de devoirs. Les sujets en sont tous ceux qui réfléchissent à cette question : faut-il dénoncer l’hypocrisie de gauche ou faut-il dénoncer les lynchages médiatiques ? Il s’est trouvé à Causeur deux Antigone, Régis de Castelnau et Elisabeth Lévy, pour se scandaliser d’abord du lynchage. Il est juste qu’un Créon se manifeste pour se scandaliser d’abord de l’hypocrisie de Denis Baupin.
Gare au féminisme débridé…
J’entends très bien les arguments contre le lynchage médiatique et je les approuve : il faut condamner le féminisme quand il s’enfle jusqu’à devenir une idéologie irrationnelle. L’affaire Jacqueline Sauvage a démontré que le féminisme débridé pouvait faire fi des décisions de justice les plus raisonnables et les plus inattaquables. Un président de la République ramant toujours dans le sens du courant a gracié la condamnée sans états d’âme. Causeur est un des rares médias où l’on ose river son clou à ce type de féminisme, courant à une époque où le pire macho se croit obligé de glorifier la féminité en public avant de tabasser son épouse à la maison.
Mais voilà : les conflits de devoirs sont d’autant plus passionnants qu’ils opposent deux thèses adverses qui se valent à peu près. C’est tout le succès de Corneille : vais-je défendre mon père et perdre ma fiancé ou vais-je obéir à l’amour et être maudit par mon père ? Les débats récurrents sur l’euthanasie sont exaspérants, ils n’en restent pas moins passionnants : to kill or not to kill the malade qui souffre gravement en fin de vie, that is the question dont on débattra longtemps et peut-être toujours.
… mais la tartufferie est à gauche
Aujourd’hui, le scandale à dénoncer en premier lieu me paraît être l’hypocrisie de gauche. L’hypocrisie, contrairement à ce qu’on dit pour paraître impartial, ne se partage pas à égalité entre gauche et droite. La gauche est beaucoup plus susceptible de sombrer dans les pires bourbiers de l’hypocrisie parce qu’elle se veut morale. De la même manière qu’un athée ne peut pas être un Tartuffe, un homme politique de droite, qui n’a que faire de réformer l’humanité et se borne à vouloir gérer le mieux possible l’Etat, court peu de risques de devenir un hypocrite aussi flamboyant que Cahuzac ou Baupin. Mais les hommes politiques de droite n’aiment pas passer pour des cyniques, ils n’aiment pas « laisser aux autres le monopole du cœur » et c’est à ce moment qu’ils risquent eux aussi de tomber dans l’hypocrisie.
Quand on parle de l’archaïsme de la gauche française, quand on dit qu’elle n’a pas fait son congrès de Bad Godesberg, congrès lors duquel le SPD a accepté de cohabiter avec le capitalisme, on pense seulement à tout ce qui est économie, droit du travail, fonctionnement matériel de la société. On oublie de dire que les gauches européennes, à l’exception de la française, ont renoncé au projet marxiste de changer l’homme, de « créer un homme nouveau ». Peut-on imaginer une seconde que Tony Blair ait eu l’idée de proposer une loi punissant les clients des prostitués ? Peut-on imaginer une seconde que Gerard Schröder ait pu suggérer aux ministres de l’Education des différents Länder de créer des ABC de l’égalité entre filles et garçons et de faire jouer dans les cours de récréation les filles au ballon et les garçons à la poupée ?
La gauche française, en ayant gardé le projet de transformer l’humanité par la répression, prend les Français pour des enfants peu intelligents et mal élevés qu’il faut améliorer de force. La gauche française est une vieille institutrice revêche qui prêche la vertu aux gamins, puis passe sa soirée sur internet à chercher des gigolos, pardon, des « escort boys ». Tant qu’elle restera morale, elle sera capable d’enfanter des Tartuffe comme Cahuzac et Baupin. La plus urgente des réformes de la gauche sur elle-même consisterait à prendre enfin les Français pour des adultes.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !