Une fois de plus, Hervé Le Bras n’est pas à une approximation près lorsqu’il aborde le sujet de l’immigration.
La Fondation Jean-Jaurès a mis en ligne une note d’Hervé Le Bras intitulée Questions de migration. Certaines erreurs ou imprécisions sont confondantes s’agissant d’un chercheur qui sévit encore à l’Ined grâce à l’éméritat qui lui a été accordé en 2008. Rappelons simplement qu’il a bien failli détruire l’Ined dans les années 1990 après avoir calomnié celui-ci et livré un récit à la presse dans lequel l’Ined (moi tout particulièrement) était décrit comme une officine pétainiste servant les thèses du Front national [tooltips content= »Michèle Tribalat, Statistiques ethniques. Une querelle bien française, L’Artilleur, 2016, p. 141-211. »](1)[/tooltips]. Je me contenterai ici de relever les quelques erreurs, confusions ou imprécisions qui me paraissent les plus choquantes.
D’une manière générale, Hervé Le Bras a « assez de bouteille » pour savoir que lorsqu’il présente des données, il doit préciser la date (ce qu’il ne fait pas toujours), la source (ce qu’il fait rarement ou avec erreur) et la référence bibliographique (ce qu’il ne fait jamais).
Le solde migratoire, un mauvais outil
Hervé Le Bras recourt à la notion de solde migratoire pour éviter, dit-il, de se limiter aux seules entrées d’étrangers en France :
« En 2017, l’Insee a comptabilisé 262 000 entrées et 71 000 sorties d’immigrés. Simultanément, 241 000 « non-immigrés » ont quitté le territoire français tandis que 108 000 y revenaient. Ainsi le solde net des immigrés est positif à 191 000 personnes et celui des non-immigrés négatif à -133 000 personnes, soit un apport global de la migration de 58 000 personnes, ce qui est modeste (moins d’un millième de la population). »
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En fait, l’Insee ne comptabilise ni les entrées ni les sorties du territoire. La formulation donne l’impression qu’il dispose d’un système d’enregistrement des entrées et des sorties [tooltips content= »Même si le DSED du ministère de l’Intérieur, qui produit les informations sur la délivrance de titres de séjour, est sous la responsabilité technique de l’INSEE. »](2)[/tooltips]. Ce qui n’est pas le cas. Les données citées se réfèrent à un Insee Focus publié en février 2019 signé Jérôme Lê, commenté ici. En fait, l’Insee estime les entrées et les sorties à partir des enquêtes annuelles de recensement, lesquelles ne sont pas parfaites. Les entrées sont mieux estimées que les sorties. Les premières le sont à partir de l’exploitation des questions sur la résidence antérieure et sur l’année d’entrée figurant sur le bulletin individuel. Les sorties le sont en retranchant le solde migratoire des entrées. Or ce solde n’est pas mesuré. Il n’est que le résidu de l’équation démographique de l’année, les naissances et les décès étant très bien connus grâce aux données d’état civil. Mais, lorsque l’Insee juge que la qualité des informations enregistrées varie d’un recensement à l’autre ou d’une enquête annuelle à la suivante, il introduit alors une variable d’ajustement (positive ou négative selon le cas). C’est ce qu’il a fait de 1990 à 2005 et a recommencé à faire en 2015 (graphique ci-dessous).
Ajoutons que les estimations de l’Insee pour 2017, comme pour 2016 et 2015, sont provisoires.
Par ailleurs, on ne voit pas en quoi un solde migratoire global permettrait de dire quoi que ce soit sur l’immigration étrangère notamment lorsque des entrées d’immigrés sont grandement compensées par des sorties de natifs. Enfin, ajoutons qu’Hervé Le Bras, tout en se plaignant du succès de la notion de grand remplacement, se refuse, comme l’Insee, à désigner les natifs autrement que ce par ce qu’ils ne sont pas : « non immigrés ».
Le recours au solde migratoire est donc loin d’être un progrès, sauf si l’on considère qu’il s’accorde mieux avec la thèse que l’on cherche à démontrer. Mais cela ne gêne pas Hervé Le Bras qui, dans un chapitre intitulé Migration et croissance économique, lie l’évolution du solde migratoire de la France au taux de croissance du PNB.
Unions mixtes: un Français d’origine turque qui va chercher son épouse en Turquie a-t-il conclu une union mixte?
Hervé Le Bras évoque les unions entre Français d’origine étrangère et étrangers de même origine, lesquelles sont comptées parmi les unions mixtes d’après la nationalité. Ce ne serait pas, d’après lui, un signe d’endogamie et, si c’en était un, il n’y aurait là rien de nouveau puisque les Bretons montés à Paris ont bien épousé des Bretonnes. En fait, comme je l’ai montré [tooltips content= »Michèle Tribalat, Assimilation. La fin du modèle français, Le Toucan, 2016, p.163-176. »](3)[/tooltips], l’endogamie religieuse est plutôt la règle, y compris chez les chrétiens, mais c’est encore plus vrai parmi les musulmans, notamment ceux qui sont nés ou ont été élevés en partie en France. Ce qui freine évidemment l’exogamie ethnique car peu de Français d’origine (sur deux générations) sont musulmans.
Et puis, pour Hervé Le Bras, la question de l’endogamie parmi ces unions franco-étrangères serait illégitime à partir du moment où ces Français d’origine étrangère sont français puisque, nous dit-il, « la citoyenneté efface l’origine d’un point de vue politique ». C’est bien vrai et personne n’irait contester une lapalissade pareille. Mais, ce n’est évidemment pas le point de vue politique qui est en jeu dans la question des unions mixtes, l’endogamie étant un enjeu fondamental du processus d’assimilation. Hervé Le Bras s’en tire avec une explication confuse et assez foireuse : « l’immigration est une caractéristique sociologique et géographique qui peut être étudiée en ces termes, mais non une caractéristique politique ». Pourquoi alors s’acharner à privilégier le concept de nationalité, comme il le fait depuis des décennies si ce concept politique n’a rien à faire avec la sociologie, la géographie… et j’ajoute la démographie ?
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Dans son brulot publié en 1998, il avait d’ailleurs donné une définition bien problématique de la naturalisation : « Dans sa symbolique nationale, la naturalisation est naissance ou renaissance, c’est-à-dire qu’elle lave l’individu de son passé comme le baptême efface le péché originel. » [tooltips content= »Hervé Le Bras, Le démon des origines, Démographie et extrême droite, Éditions de l’Aube, 1998, p 231. »](4)[/tooltips]. Personne n’avait alors relevé qu’on lave généralement ce qui est sale, ce qui n’est guère flatteur pour les étrangers, lesquels seraient également coupables d’un péché lié à leur origine dont la naturalisation les débarrasserait.
Mais Hervé Le Bras a du mal à se tenir à la norme qu’il énonce et à se passer des origines puisque, lorsqu’il s’attaque à la critique de la notion de grand remplacement, son argument central est que ce ne sont pas des étrangers qui remplacent des Français puisque les premiers deviennent souvent Français et qu’ils concluraient beaucoup d’unions avec des personnes d’origine française. Il croit en fournir la preuve en citant le pourcentage d’immigrés qui, en 2011, d’après les enquêtes annuelles de recensement, sont en union avec un conjoint « non immigré ». Ce qui ne démontre rien puisque parmi ces natifs, certains sont eux-mêmes d’origine étrangère. Par ailleurs, on sait que les unions exogames sont beaucoup plus fréquentes parmi les immigrés européens que parmi ceux qui ne le sont pas. Mais le clou de la démonstration est sa référence aux données d’état-civil.
Apparemment, Hervé Le Bras ne sait pas à quoi ressemble un bulletin de naissance
Je le cite : « Une autre preuve du métissage de la France est fournie par l’état civil. Les naissances y sont en effet comptabilisées selon que le père et la mère sont immigrés ou non et selon que les grands-parents le sont ou non. Le résultat de ces dernières années est net : 10% des naissances proviennent de deux parents immigrés (ce qui ne signifie pas étrangers, 40% des immigrés ayant acquis la nationalité française), 60% des naissances n’ont ni parent ni grand-parent immigré. Restent 30% des naissances qui ont dans leur ascendance à deux degrés à la fois des immigrés et des non-immigrés. Si l’immigration continue à ce rythme, on peut calculer que 50% des naissances seront dans ce cas en 2050 ».
J’avoue que suis restée pantoise devant une telle désinvolture par rapport aux sources statistiques qu’il utilise. Le bulletin de naissance ne contient pas les informations qu’il énonce. Il ne permet même pas de distinguer les immigrés qui sont nés à l’étranger, qu’ils aient ou non gardé leur nationalité étrangère. En effet, le bulletin d’état civil ne distingue pas les Français de naissance des Français par acquisition. Il collecte bien le pays de naissance mais rien sur les grands-parents, comme l’indique les deux pages du bulletin de naissance ci-dessous. Nous ne connaissons que le pays de naissance et la nationalité des parents. D’ailleurs les tableaux en ligne sur le site de l’Insee donnent l’évolution des naissances par nationalité ou pays de naissance des parents. Mais rien de plus.
J’ai retrouvé la source des données qu’il égrène page 36 dans Le Portrait social de 2011 de l’Insee. Ces données proviennent de l’exploitation des enfants déclarés nés en 2006, 2007 et 2008 lors de l’enquête Trajectoires et origines de 2008. Il ne s’agit donc pas de données d’état civil et il ne s’agit pas non plus des dernières années.
J’aime particulièrement la formule « si l’immigration continue à ce rythme, on peut calculer que 50% des naissances seront dans ce cas en 2050 ». Rien ne caractérise le rythme de l’immigration en question dans les phrases qui précèdent et l’on a vu qu’Hervé Le Bras a tendance à l’évaluer d’après l’évolution du solde migratoire qui, ces dernières années, serait « modeste » puisqu’il représenterait « un petit millième » de la population. Par ailleurs, l’enquête Teo ne donne qu’un point dans le temps, contrairement à l’évocation de l’état civil qui laisse croire que celui-ci fournit les données nécessaires depuis au moins un certain temps alors qu’il ne les enregistre pas du tout. Il est donc difficile de projeter une évolution jusqu’en 2050 avec de pareilles incertitudes.
Avec la formule « on peut calculer » Hervé Le Bras ne nous assure pas qu’il a fait lui-même un tel calcul. Ça ressemble à une prévision « au doigt mouillé ».
Ces approximations ne conduisent pas Hervé Le Bras à une retenue dans la critique méprisante de ce qu’il considère être les erreurs des autres. C’est notamment le cas lorsqu’il tape, après bien d’autres, sur Stephen Smith [tooltips content= »Stephen Smith, La ruée vers l’Europe : La jeune Afrique en route pour le vieux Continent, Grasset, 272 p. »](5)[/tooltips] qui ne serait pas vraiment capable de raisonner : « la première erreur de ce raisonnement (si l’on peut employer le mot) est de considérer l’Afrique comme un Bloc », ce que ne fait évidemment pas Stephen Smith. Hervé Le Bras, lui-même, a tort de considérer le Maghreb en bloc et de déclarer que, « au nord du Sahara, les populations sont en cours de stabilisation » parce que la fécondité serait désormais inférieure à 2,5 enfants par femme au Maghreb. C’est vrai de la Tunisie et du Maroc, mais certainement pas de l’Algérie où la fécondité est remontée au cours de la dernière décennie pour atteindre 3,1 enfants en 2015, 2016 et 2017. Alors que l’on avait enregistré 589 000 naissances en 2000, leur nombre n’a quasiment pas cessé d’augmenter depuis et a dépassé le million en 2014. Et entre 2000 et 2017, l’accroissement naturel a presque doublé : +449 000 en 2000, mais +870 000 en 2017 [tooltips content= »Source : ons.dz »](6)[/tooltips]. J’ai du mal à y voir une stabilisation de la population en cours ! Pour donner un point de repère, rappelons que l’accroissement naturel, dans l’ensemble de l’UE28 a été de ‑ 191 000 en 2017.
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Hervé Le Bras regrette la méfiance qui se manifeste à l’égard des vérités qu’il profère : « En conclusion, on sait malheureusement que ces données et ces observations sont difficilement acceptées par une grande partie de l’opinion pour plusieurs raisons qui relèvent non de l’économie ou de la statistique mais de la psychologie sociale. » Il reproche à l’opinion de se représenter la migration de manière anachronique. Si tel est le cas, ce ne sont pas les comparaisons qu’il fait qui sont de nature à la dissuader. Notamment lorsqu’il évalue ce que représenterait aujourd’hui en France, l’immigration aux Etats-Unis entre 1895 et 1905 : « entre 1895 et 1905, il est arrivé chaque année aux États-Unis 1,5% de leur population. Ce pourcentage équivaut pour la France actuelle à 1 million d’entrées chaque année pendant dix ans. »
Je pense avoir montré ici qu’on ne peut guère le croire sur parole. Sa désinvolture demeure invisible à ceux qui privilégient leur satisfaction idéologique, dont les fameux décodeurs. On ne peut pas compter sur eux pour relever les erreurs d’Hervé Le Bras qu’ils sont pourtant si prompts à chercher dans les écrits de ceux qui ne leur procurent pas la même satisfaction. En conséquence j’aurais tendance à penser que la méfiance est une réaction plutôt saine s’agissant des affirmations péremptoires d’Hervé Le Bras, si peu et mal étayées et qui frôlent le mensonge et l’imposture.
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