Nos institutions auraient-elles bricolé à notre insu une démocratie officielle, chargée de cacher la misère de la démocratie réelle? Des propos d’Emmanuel Macron à la loi « anti-casseurs », de plus en plus d’éléments récents le laissent penser.
Le déferlement des gilets jaunes fait jaser et s’empoigner dans les chaumières de France. Mais l’évènement a un avantage : il oblige chacun à définir ce que « démocratie » signifie, pour lui-même et pour les autres.
Apparemment, tout va bien
Certains affirment que la démocratie et ses institutions moulinent normalement : le gouvernement gouverne, l’Assemblée vote des lois, les médias médiatent, la justice condamne, la police réprime, les chômeurs chôment… Elles n’ont donc pas besoin d’adjuvant. Certes, mais quel sens donner alors à ces centaines de milliers de gilets jaunes, qui, surgis de la périphérie où tous les avaient oubliés, réclament avec insistance le droit à un référendum d’initiative citoyenne (RIC) ?
Et plusieurs questions de surgir. A quoi bon un droit à un référendum d’initiative citoyenne si la démocratie officielle (gouvernement, assemblées…) fonctionne dans le sens de l’intérêt général ? Nos institutions auraient-elles bricolé à notre insu une démocratie Potemkine, du nom de ces villages factices construits à la hâte pour illusionner la tsarine Catherine II sur l’état de son pays ? Et ces « gaulois réfractaires » – jamais expression ne fut si bien trouvée -, armés des symboles vieillots de l’identité nationale (drapeau tricolore, hymne national) chercheraient-ils à dire qu’une démocratie qui exclut une partie de la population n’est pas une démocratie ?
La révolte qu’ils n’ont pas vu venir
Les institutions (Insee, Dares, Drees, préfectures, police territoriale…) qui auraient dû informer l’Etat (et les médias) de l’humeur des différents segments de la société, toutes ces institutions qui auraient dû anticiper la crise gilet jaune n’ont rien vu venir. Comme l’explique le géographe Christophe Guilluy, les gilets jaunes dans toutes leurs dimensions géographique, sociale, économique, culturelle étaient « sortis des écrans radar de la classe politique, du monde intellectuel, du monde universitaire et du monde syndical ».
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Quand le renseignement et la statistique sont borgnes et ne fonctionnent qu’au profit de la partie officielle de la population, ils deviennent un outil au service du pouvoir. Le gouvernement a alors obéi aux radars : il a décrété que ce qui surgissait de la partie invisibilisée du paysage était illégal. La démocratie officielle a alors sans cesse minoré les chiffres de la contestation des gilets jaunes et a accusé les gaulois réfractaires d’incarner une marge raciste, antisémite, casseuse, délinquante.
Démocratie officielle et peuple réel
La démocratie officielle ne fonctionne que pour la partie officielle de la population. Et les troupes de la démocratie officielle sont la population des grandes villes qui profitent de la mondialisation et les populations immigrées pauvres qui sont à leur service. Le gouvernement a donc multiplié les gestes en direction de la population officielle : il a signé le pacte de Marrakech qui fait de l’immigration un droit de l’homme, il a décidé de rapatrier les djihadistes de Syrie parce qu’ils étaient « Français » et il a lancé un processus de mise au placard de la loi de 1905 sur la laïcité. Trois gestes forts qui confirment le soin que le gouvernement prend de la population officielle.
Les autres n’ont droit qu’à un coup de com, le « grand débat ». Soit un président qui mouille sa chemise devant des assemblées d’élus locaux et une ministre qui a passé une soirée à établir des cahiers de doléances avec Cyril Hanouna.
Une information officielle pour une démocratie officielle
Et comme il se peut que les coups de com offerts aux gilets jaunes ne suffisent pas, la démocratie officielle s’est aussi dotée d’une nouvel outil de relégation de la démocratie réelle. La loi dite « anti-casseurs », votée en février, a transféré aux préfets – les nouveaux magistrats de la démocratie officielle – le droit d’interdire de manifester, un droit constitutionnel dévolu à chaque citoyen. Ce n’est plus la justice qui bride la liberté de mouvement d’un individu au nom de la loi et de l’intérêt général, mais le ministère de l’Intérieur qui bride la liberté d’expression des gêneurs de la démocratie officielle.
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La démocratie officielle fonctionne sur le rêve de l’information unifiée qui engendrerait les « bons » comportements. A Souillac, le 18 janvier, devant une assemblée de maires, Emmanuel Macron a parlé d’ « hygiène démocratique du statut de l’information ». Le président a osé un parallèle hygiéniste que l’on pensait inimaginable dans une société démocratique : la santé physique et la capacité de jugement doivent obéir à des règles définies par l’Etat.
Le grand débat de ceux dont la parole n’est rien
A Souillac, Emmanuel Macron a expliqué aux maires que toutes les paroles n’étaient pas égales et que dans certaines circonstances (perte d’autonomie des personnes âgées, environnement…), la parole des experts primait sur le jugement de tel ou tel d’entre nous. « Quand on parle de transition environnementale, il faut une parole scientifique qui ne vaut pas la même chose que celle d’un simple citoyen. » Mais quelques jours plus tard, le 4 février, face aux élus locaux d’Outre-mer qui se plaignaient de voir leurs concitoyens mourir de l’usage du chlordécone, un pesticide utilisé dans les bananeraies, Emmanuel Macron a déclaré : « Il ne faut pas dire que c’est cancérigène. Sinon, on alimente les peurs. » Un élu lui parle de l’étude du Pr. Blanchet du CHU de Pointe-à-Pitre, et de Luc Multigner, de l’Inserm. « Mais Blanchet disait clairement que c’était cancérigène ? », demande Emmanuel Macron. Le sénateur confirme, il en a lui-même discuté avec l’intéressé, l’a écouté dans un colloque. « C’est l’étude Blanchet de quelle année ? », insiste le président. Evidemment, cette technique du détail – quelle année l’étude ? – que les inspecteurs des finances utilisent pour discréditer leurs contradicteurs dans les réunions interministérielles, a aussi fonctionné face aux élus d’Outre-mer de bonne foi. Quelle année l’étude ? Ils ne savaient pas. Donc, ils avaient tort.
La démocratie n’existe pas pour le gouvernement
Début février, devant quelques journalistes rassemblés pour l’occasion, Emmanuel Macron s’est de nouveau dit « inquiet du statut de l’information et de la vérité dans notre démocratie ». En d’autres termes, pour éviter que la parole profuse qui s’épanche sur les réseaux sociaux, les chaînes d’info en continu et les médias ne brouille la vérité officielle (qui marche avec la démocratie officielle), le « mensonge » (qui marche avec la démocratie réelle) doit être mis sous le boisseau. Deux mesures ont été imaginées : des « tiers de confiance » pourraient être mis en place par l’Etat pour certifier le vrai du faux dans les médias et l’anonymat serait interdit sur les réseaux sociaux. En d’autres termes, la censure de l’Etat pour les médias et la censure du collectif professionnel ou familial pour les individus qui exercent leur droit à la liberté d’expression sur les réseaux sociaux.
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Malgré les efforts du gouvernement pour durcir les règles de fonctionnement de la démocratie Potemkine, les gilets jaunes n’ont pas totalement perdu l’assentiment de la population. François Sureau, avocat et écrivain, disait dans Le Monde : « Je crois que la grande majorité des Français pense que ce quelque chose d’insaisissable qui fait descendre dans la rue doit être respecté. Au prix même des débordements. Parce que c’est de l’air de la démocratie qu’il s’agit. Le gouvernement veut le raréfier parce que ça l’arrange. Mais la démocratie n’existe pas pour arranger le gouvernement. »
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