Dans un livre d’entretiens, l’ancien légionnaire Victor Ferreira donne la parole aux soldats français chargés du déminage. De la Manche au Mali, ces hommes et ces femmes parfois très jeunes désamorcent des engins meurtriers avec un sang-froid exemplaire.
Dans le film six fois oscarisé de la réalisatrice américaine Kathryn Bigelow, The Hurt Locker (Démineurs, 2009), le spectateur médusé se retrouvait transporté sur le théâtre de guerre irakien, à partager l’existence intense et tragique de soldats de l’US Army. Leur mission au quotidien consistait à désamorcer des engins explosifs improvisés, tout droit sortis de l’imagination infernale de légions d’insurgés à Bagdad. Le public découvrait avec stupeur les véhicules piégés, les chapelets de bombes enfouis sous des routes défoncées, ainsi que les ceintures d’explosifs cadenassées de force sur des civils innocents (des vieux, des jeunes, voire des enfants) dans la préparation d’attentats terroristes.
Avec cette deuxième guerre d’Irak, les naïves incantations de l’après-guerre froide annonçant la fin de l’Histoire disparaissaient dans les sables de l’antique Mésopotamie. Les héros du film appartenaient à une unité de neutralisation des explosifs de l’armée de terre américaine. Seul leur courage surhumain laissait entrevoir une lueur d’espoir dans cette épopée dantesque.
La réalité dépasse la fiction
Dix ans plus tard, la réalité dépasse la fiction dans le livre d’interviews intitulé Démineur de Victor Ferreira, un ancien légionnaire devenu reporter-photographe. Dans les forces armées françaises, à l’exception de la Légion étrangère, tous les postes de combattants sont désormais en principe ouverts aux femmes. Les démineurs n’échappent pas à la règle. On découvre donc dans ce livre le portrait stupéfiant de Charlotte, 19 ans, sapeur de combat, servant au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane. Elle souhaite passer sous-officier et devenir EOD (Explosive Ordnance Disposal) à savoir, spécialiste du traitement des munitions et des engins explosifs. Elle marche en tête de colonne équipée de son équipement de protection, de son arme et de son appareil de détection (DHPM), ouvrant la voie à pied, sous un soleil de plomb, à des convois de véhicules avec parfois plusieurs centaines de personnes armées, qui la suivent au ralenti sur une piste poussiéreuse dans le désert. À tout moment, elle peut sauter sur un engin explosif, être déchiquetée, rester mutilée à vie ou mourir sur le coup. Candide, elle déclare : « Je n’ai pas encore découvert d’engin ; mais j’en ai très envie. Je veux savoir comment va battre mon cœur, comment je vais réagir. » Sidération du lecteur.
Une autre femme EOD suscite l’admiration de Charlotte au sein de Barkhane : Michèle, 32 ans, sous-officier, femme de militaire et mère d’un petit enfant resté avec son père en métropole, mène sa première mission au Mali. « Le métier que j’ai choisi n’est pas plus dangereux que de traverser les grands boulevards parisiens en pleine journée », déclare-t-elle sans sourciller, laissant tout éventuel contradicteur sans voix.
Leur engagement interpelle. Comment en sont-elles arrivées là ? Leur détermination à exécuter leur mission et leur capacité naturelle à garder leurs nerfs nous bouleversent. Contre toute attente, nous redécouvrons que l’envie irrépressible de sauver peut dépasser l’instinct de survie, alors que devant les lâchetés de ce monde, nous aurions eu tendance à penser, à l’instar du dissident soviétique Alexandre Zinoviev, que l’homme en tant qu’être social a plutôt tendance à sauver sa peau à n’importe quel prix. Même stupéfaction du lecteur devant le courage et le professionnalisme de ce démineur du laboratoire central de la préfecture de police envoyé sur les lieux du carnage à la suite de l’attentat du Bataclan, le 13 novembre 2015, pour vérifier que les corps de la centaine de victimes baignant encore dans leur sang, n’étaient pas piégés. Et il ne s’agit que de quelques exemples parmi les 70 interviews-vérité du livre de Victor Ferreira !
« L’affaire se règle à deux : vous et l’engin. Je le considère à chaque fois comme plus fort que moi. »
Les personnels rencontrés par l’auteur sont issus tant des régiments du génie de l’armée de terre, que des plongeurs démineurs de la Marine nationale ou des démineurs de la police judiciaire et de la sécurité civile. Ces spécialistes s’isolent mentalement dans une bulle technique en respectant à la lettre une série de procédures draconiennes. On notera aussi que nombre d’entre eux ont coutume de personnifier l’objet diabolique à désamorcer. « L’affaire se règle à deux : vous et l’engin. Je le considère à chaque fois comme plus fort que moi. Je dois parvenir à le maîtriser en le prenant à son propre piège », explique l’un d’entre eux.
« Quand je bascule dans l’eau, je garde les yeux ouverts et je vois la ligne d’horizon se renverser et la mer m’engloutir. J’arrête de respirer à ce moment-là. Nous descendons le long du bout avec les détonateurs, la charge explosive et la ligne électrique », décrit ce plongeur démineur, qui neutralise quotidiennement les « asperges de Rommel »[tooltips content= »Des pieux de bois implantés en 1944 dans le sable à distance régulière et sur lesquels ont été fixées des mines afin de détruire les péniches de débarquement. »]1[/tooltips] et autres bombes allemandes disséminées sur les côtes de la Manche et de la mer du Nord.
Ayant passé vingt-trois ans à guerroyer avec ses frères d’armes de la Légion, l’auteur comprend instinctivement de quelle fibre sont faits ces hommes et femmes. « Tels des Sisyphe modernes, écrit-il, leur tâche est immense, sans fin. » Ces témoignages d’êtres exceptionnels mus par leur vocation touchent au tréfonds de l’âme et redonnent foi dans l’avenir du monde occidental.