Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c’est l’ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne !
Vous avez les bons soldats – Vieilles Charrues, Chorégies d’Orange – morts sous les ordres du Général Sanitaire. Vous avez les astucieux – Puy du Fou, Roque d’Anthéron – qui ont attendu la déconfinade pour refaire surface. Vous avez les prudents qui, comme le Tour de France, ont remis à septembre. Vous avez les farces genre Avignon : festival in liquidé pour cause de ministre aux fraises ; festival off réanimé vu qu’il s’en cogne, du ministre. Vous avez les salles qui bricolent, les acteurs qui poussent, les musiciens qui tirent.
Et vous avez l’Opéra de Paris. Gilets jaunes, grèves… fermé tout l’hiver. Au bout du tunnel, cadeau du patron Stéphane Lissner : le Ring de Wagner. Énorme, le Ring. Excellent pour l’ego. M. Lissner s’en était offert un au Châtelet en 1995, un autre à Aix-en-Provence en 2006. Le Ring, c’est sa couronne. Commencent donc à l’Opéra Bastille les répétitions du prologue, L’Or du Rhin. Pas de gilet, pas de grève, tout baigne. Et vlan ! Covid. Le Rhin tombe à l’eau. La Walkyrie aussi. Les deux épisodes de rentrée, pareil. Pour finir, le dirlo annonce dans Le Monde du 13 juin qu’il rompt son contrat avec six mois d’avance, au prétexte que ce sera mieux pour la santé de son successeur Alexander Neef.
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En réalité signor Lissner, vexé de n’être pas reconduit, a pris le 1er avril la direction du Teatro di San Carlo, à Naples. Problème : le successeur est toujours en poste à Toronto. Pas prêt. Pas même au courant. Jupiter non plus. Personne ne sait, personne ne comprend. Vaisseau fantôme cherche capitaine.
Et vite !, car il coule. « Nous affichons 45 millions d’euros de dette, l’Opéra de Paris est à genoux », soupire le boss qui profite de son départ pour charger SUD Spectacle et la CGT : « La grève du mois de janvier, qui a vu une poignée d’individus bloquer l’entreprise, n’était plus acceptable. » Une poignée. Dans ce système, il suffit que deux électros débraient pour renvoyer chez eux 4 600 clients. Système qui flatte le non au point de rendre tout oui suspect. Oui ce soir on lève le rideau, revient à dire : je suis un traître, un collabo. Alors on dit non, de plus en plus non. Mieux : on laisse bouillir le public jusqu’à la dernière seconde. « Ce chantage continuel au lever de rideau, le fait de devoir attendre jusqu’à une demi-heure avant un spectacle pour savoir s’il sera joué ou non, tout cela n’a plus rien à voir avec notre métier. » Cocasse quand on y pense. La Bastille ne doit-elle pas son existence à la grève surprise du 20 mars 1976 qui renvoya chez eux 1 500 « Français méritants » invités par Notre Président Giscard d’Estaing ? On n’a pas construit le nouvel Opéra pour les spectateurs. On l’a construit pour le régime, pour changer les conventions collectives, pour neutraliser les grévistes.
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Rêve que Jupiter refait trente ans plus tard. Le successeur au Figaro : « Le ministre m’a confié une nouvelle mission. » Quelle mission ? « Revisiter le modèle économique, social et organisationnel. » Revisiter le modèle ? Ouh là, ça sent le DRH. Vu le climat, voilà une promesse qui promet. Surtout que l’Opéra de Paris métaphorise le nouveau monde : choix du patron par Jupiter + retrait de l’État = enfourchez le tigre et revenez me voir quand il vous aura bouffé. Garnier et Bastille fermés par le virus, les travaux prévus en 2021 sont avancés à ce mois-ci. Dernière chance pour « l’Opéra moderne et populaire » attendu depuis 1989. Je ne sais pas vous, mais nous, rats du navire, milliers que nous sommes, avons hâte de voir.