On n’ignorait pas l’art discret déployé par Jean-Michel Delacomptée, depuis quelques décennies, pour faire parler d’éminents personnages du Grand Siècle, Saint-Simon et Bossuet, ou même du précédent, La Boétie et Ambroise Paré, et faire luire à travers eux quelques époques mal connues. Mais on était moins habitué que l’écrivain évoque directement sa propre vie, sans doute parce qu’il appartient à cette catégorie rare qui préfère se dissimuler derrière les autres pour croître sous leur ombre. Ici, dans Écrire pour quelqu’un, c’est donc son père qui, à partir d’une vieille photo jaunie retrouvée où, enfant, dans la rue, il lui tient la main et lui glisse comme un secret à l’oreille penchée, est d’apparence le sujet et le récipiendaire de la narration. D’apparence seulement, parce que derrière la figure de ce père représentant auprès des libraires, de ce père myope et albinos, modeste petit bourgeois doué des qualités qu’un fils prête habituellement à son géniteur, la droiture, la justice et la force tranquille, se dissimulent d’autres personnages qui peut-être sont eux-mêmes aussi les destinataires de ce récit. Écrire pour quelqu’un, certes, mais pour qui ?[access capability= »lire_inedits »]
J.-B. Pontalis au premier chef, dont ce livre constitue le dernier volume, posthume, de la collection qu’il dirigeait, « L’Un et l’autre » ; « Jibé », révéré par l’auteur qui semble lui devoir presque tout de sa destinée d’écrivain et dont la science psychanalytique est convoquée précisément pour cerner la question paternelle. Il y aussi Proust, Marcel plutôt, motif revendiqué dont la Recherche constitue comme le patron gigantesque de ce petit livre, Marcel rappelé dans les salons du Grand Hôtel de Cabourg où l’auteur va gîter pour assister à l’enterrement du père – encore une fois – d’une femme qu’il admira enfant quand, jeune fille, elle était sa voisine. Ce livre constitue, en réalité, un précis de l’art du souve- nir : on y voit l’auteur se débattre avec la nécessité d’évoquer ce qui a forgé son enfance, cette banlieue qu’il nomme S., années 1950 et 1960, quand la route était encore un chemin de terre, que le peuple qui y habitait n’avait pas encore hérité de cette uniformité qui lui tient aujourd’hui lieu d’identité.
Mais en plongeant dans ce passé, Delacomptée, ou le narrateur de son livre, n’ignore pas quel piège et quelle chausse-trape l’y attendent, ni quelle facilité mélancolique recèle l’évocation d’une autre France, celle d’avant, celle que l’enfance honore et glorifie et que la candeur pare des atours du bonheur virginal. Le livre entier est un combat contre cette tentation de l’hommage facile à un temps révolu, de l’adulation évidente des pères et, en même temps, un refus de ce vertige dont parle Alain Finkielkraut, celui qui nous ferait regarder le passé de haut, avec la bonne conscience des êtres supérieurs qui sont arrivés quelque part. Délicat, subtil équilibre, entre besoin de trouver et de raconter des racines, même banlieusardes, c’est-à-dire peu racinées, comme dirait Péguy, et nécessité de continuer dans le temps présent, Écrire pour quelqu’un ne livre pas le fin mot de l’énigme, à moins que ce quelqu’un soit l’auteur lui-même, qui ait besoin de ce discours pour continuer d’exister.[/access]
Jean-Michel Delacomptée, Ecrire pour quelqu’un, Gallimard.
*Photo : Hammonton Photography.
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