Le verbe toujours recommencé… Une analyse de Philippe Bilger
Trop de sujets trottent dans ma tête : je suis parfois perdu pour en choisir un. J’ai effleuré la suspension immédiate du sénateur Joël Guerriau par le parti Horizons en me demandant pourquoi cette rectitude n’avait pas été de mise pour le pouvoir présidentiel avec les conseillers et les ministres mis en examen. Trop simple, trop évident sans doute. Mais j’ai décidé d’opter pour un autre qui m’a été suggéré par un débat rapide, à l’Heure des pros du 23 novembre, sur CNews, sur la puissance des mots, au sujet d’une déclaration de Marion Maréchal dénonçant « les prémices d’une guerre ethnique ». Vincent Hervouët mettait en cause ce langage risquant de créer ce qu’il ne souhaitait pas. Je n’étais pas très éloigné de cette position appelant une distinction très fine à opérer entre le rôle salubre des mots décrivant le réel et alertant sur les nuisances et le langage ressemblant à ce que Chateaubriand stigmatisait par cette exclamation : levez-vous, orages désirés ! Pour ma part j’ai toujours été sensible au pouvoir pervers des mots même si je me reproche d’éprouver une telle passion pour la qualité du langage qu’elle me met parfois en position d’absorber n’importe quelle pensée, n’importe quelle pilule. Avec le risque que la forme fasse oublier le fond ou rende celui-ci forcément acceptable. Pourtant, dans beaucoup de domaines, et d’abord celui de la politique, quelle béquille démocratique que le verbe toujours renouvelé, venant théoriquement annoncer des réalisations qui, dans le meilleur des cas, se concrétiseront avec beaucoup de retard ou au pire demeureront à l’état de limbes ! C’est un bonheur, et en même temps une plaie républicaine pour les gouvernants que cet immense bouclier des mots, que cette fabuleuse espérance par le langage, suscitant chez les citoyens l’illusion d’un changement, l’impression d’une évolution ! Quand on entend le président de la République devant les maires accueillis le 22 novembre à l’Élysée répéter « sécurité » et mentionner « décivilisation », probablement y croit-il. Il n’empêche que ces injonctions volontaristes sont destinées à servir de finalité sans renvoyer au problème des moyens, à l’efficacité de la mise en œuvre et à la responsabilité du pouvoir qui ne respecterait pas ses engagements jetés à la volée. Alors que grâce au langage, le futur n’a pas d’importance, seul compte ce qui est dit à l’instant et il faut avoir mauvais esprit pour deviner, dans la paille de la promesse, la poutre de l’ineffectivité de demain. Le verbe se substitue à l’impuissance, fait œuvre de séduction, prépare les lendemains qui chantent, offre à la société, face au petit sanctuaire des actes, une cathédrale de mots.
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Le langage, c’est aussi ce qui révèle. Quand un Jean-Luc Mélenchon déclare sans frémir que « la police tue », que le Hamas n’est pas une organisation terroriste ou que Danièle Obono le qualifie de « mouvement de résistance », nous devons nous féliciter de la clairvoyance de ces mots qui ne laissent plus aucun aspect des locuteurs dans l’ombre. Grâce à eux, la transparence délétère est entière, sans la moindre concession à la nuance. Le langage peut n’être pas étranger à l’abjection. Y être profondément lié. Quand la députée LFI Ersilia Soudais ricane autour du 7 octobre ou qu’une instagrameuse poursuivie pour apologie d’un acte de terrorisme et condamnée seulement à 10 mois d’emprisonnement avec sursis dépasse les bornes de l’immonde sur « l’histoire du bébé qui a été mis dans le four », hommages sombres soient rendus à ces mots signifiants faisant douter de l’équilibre mental des locutrices et/ou faisant surgir en pleine lumière une malfaisance que l’idéologie seule n’explique pas. Le chauffeur de taxi insultant une famille juive et refusant de la prendre en charge, que fait-il d’autre qu’opérer une ignoble exclusion par des mots qui signalent son peu d’humanité ? Le langage est malheureusement parfois ce qui manque. Il ne fait pas don à la pauvreté de certains esprits d’un ornement factice. Rien ne m’attriste plus que ce déficit contre lequel ils ne peuvent rien et qui les réduit aux outrances ou aux absurdités. Victimes en même temps que coupables !
Oui, le pouvoir à la fois pervers, bienfaisant et utile des mots. Les mots qui transmettent, les mots qui consolent, les mots qui donnent le change et font semblant, les mots qui provoquent et qu’on voudrait pouvoir retirer, les mots qui salissent ceux qui les disent, les mots de la dérision se prenant pour l’intelligence, les mots sacrilèges, les mots indignes, les mots fragiles et tremblants du doute et de l’incertitude, les mots médiatiques d’un espace qu’on rêverait contradictoire, libre et à l’écoute, les mots trop brillants du talent, les mots maladroits de l’honnêteté et de la vérité, les mots de ceux qui n’ont pas de mots. Les mots qui nous sauvent, nous perdent, nous égarent, nous rassurent. Les mots tueurs, les mots complices. Les mots de l’amour, de la haine. Le verbe toujours recommencé qui nous brise l’esprit et le cœur quand il nous abandonne au seuil de la vraie vie.