Déchéance de rationalité


Déchéance de rationalité
Skippy le Grand Gourou/wikipedia
decheance nationalite conseil constitutionnel
Skippy le Grand Gourou/wikipedia

 

La question de la déchéance de nationalité applicable aux binationaux Français de naissance condamnés pour terrorisme donne lieu, depuis le discours du président de la République devant le Congrès du 16 novembre 2015, à des échanges politico-médiatiques parfaitement surréalistes.

La question essentielle posée n’est pas celle de l’opportunité politique de la mesure, qui se discute évidemment comme toute autre, mais celle de sa faisabilité juridique dans le cadre de la Constitution actuelle. En d’autres termes, son adoption nécessite-t-elle une révision constitutionnelle ?

Prudente jurisprudence

La Constitution actuelle est totalement muette sur les conditions d’attribution ou de retrait de la nationalité, elle ne fixe aucun principe en la matière et se borne à indiquer dans son article 34 : « La loi fixe les règles concernant la nationalité ».[access capability= »lire_inedits »]

La jurisprudence constitutionnelle n’a rien ajouté au texte et a répondu assez clairement aux questions aujourd’hui posées, mais l’exposé des motifs du projet de révision lui prête cependant des solutions qu’elle n’a jamais consacrées.

Dans sa décision du 20 juillet 1993 concernant la loi sur la réforme de la nationalité, le Conseil constitutionnel a jugé : « Considérant que la loi sur la nationalité du 26 juin 1889, confirmée par la loi sur la nationalité du 10 août 1927, a établi la règle selon laquelle est française à sa majorité sous certaines conditions de résidence toute personne née en France d’un étranger sans qu’aucune initiative de sa part ne soit requise ; que cette disposition a été instituée pour des motifs tenant notamment à la conscription ; […] Considérant que la loi déférée dispose que l’acquisition de la nationalité française doit faire l’objet d’une manifestation de volonté de la part de l’intéressé ; que s’agissant d’une telle condition mise à l’acquisition de la nationalité française par l’effet de la naissance sur le territoire français, il était loisible au législateur de l’édicter sans porter atteinte à un principe de valeur constitutionnelle ; que, dès lors, le grief évoqué doit être écarté […] »

Il ajoute encore plus loin : « Quant à la méconnaissance alléguée d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République ; considérant que si le législateur a posé en 1851 et réaffirmé à plusieurs reprises en 1874, 1889 et 1927 la règle selon laquelle est français tout individu né en France d’un étranger qui lui-même y est né, il n’a conféré un caractère absolu à cette règle qu’en 1889 pour répondre notamment aux exigences de la conscription ; qu’en mettant un terme à ce droit, dans les cas où les parents des enfants concernés seraient nés dans des territoires d’outre-mer ou des colonies ayant depuis lors accédé à l’indépendance, la loi déférée n’a méconnu aucun principe fondamental reconnu par les lois de la République. »

Dans sa décision no 96-377 DC du 16 juillet 1996 il a encore jugé « qu’au regard du droit de la nationalité, les personnes ayant acquis la nationalité française et celles auxquelles la nationalité française a été attribuée à leur naissance sont dans la même situation ; que, toutefois, le législateur a pu, compte tenu de l’objectif tendant à renforcer la lutte contre le terrorisme, prévoir la possibilité, pendant une durée limitée, pour l’autorité administrative de déchoir de la nationalité française ceux qui l’ont acquise, sans que la différence de traitement qui en résulte viole le principe d’égalité ; qu’en outre, eu égard à la gravité toute particulière que revêtent par nature les actes de terrorisme, cette sanction a pu être prévue sans méconnaître les exigences de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».

Antirépublicain toi-même!

Enfin dans sa décision no 2014-439 QPC du 23 janvier 2015, il a encore répété d’une part que « les personnes ayant acquis la nationalité française et celles auxquelles la nationalité française a été attribuée à leur naissance sont dans la même situation », d’autre part « qu’eu égard à la gravité toute particulière que revêtent par nature les actes de terrorisme », la déchéance de nationalité est « une sanction ayant le caractère d’une punition qui n’est pas manifestement disproportionnée ».

Récapitulons donc. Premièrement, la nationalité de naissance ne constitue pas une situation différente de la nationalité par acquisition, mais le législateur peut, à sa convenance, traiter les deux situations soit identiquement, soit différemment. Il peut donc déchoir de leur nationalité seulement les naturalisés ou aussi les Français de naissance. Deuxièmement il n’existe aucun principe fondamental reconnu par les lois de la République, donc aucune tradition républicaine, dans l’automatisme de l’octroi de la nationalité française à un individu né en France. Si l’on peut donc rajouter au critère du lieu de naissance un acte de volonté attestant de l’intégration de la personne pour l’attribution de la nationalité française, l’on doit pouvoir aussi déchoir de cette nationalité celui qui, à l’inverse, bien que né en France, a clairement manifesté sa « désintégration ». Troisièmement la déchéance de nationalité n’est pas une peine disproportionnée en cas de condamnation pour acte terroriste. On relèvera également que s’agissant de l’attribution de la nationalité par naissance sur le sol français, le Conseil constitutionnel prend soin de parler de « règle » et non pas de « principe », ce choix terminologique n’étant pas fortuit.

Il convient également de rappeler que l’article 21 du Code civil de 1804, dans sa version originale, indiquait sans détour : « Le Français qui, sans autorisation du gouvernement, prendrait du service militaire chez l’étranger, ou s’affilierait à une corporation militaire étrangère, perdra sa qualité de Français. Il ne pourra rentrer en France qu’avec la permission du gouvernement, et recouvrer la qualité de Français qu’en remplissant les conditions imposées à l’étranger pour devenir citoyen ; le tout sans préjudice des peines prononcées par la loi criminelle contre les Français qui ont porté ou porteront les armes contre leur patrie. » Les codificateurs rédigeaient cette sanction de façon universelle sans se soucier d’apatridie.

L’avis rendu par le Conseil d’État le 11 décembre 2015 sur le projet de révision constitutionnelle indique pourtant que cette mesure « pourrait se heurter à un éventuel principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant de priver les Français de naissance de leur nationalité », sans donner la moindre indication sur l’origine possible d’un tel interdit (quel principe ? quelles lois ? quelle république ?). Une telle imprécision est inhabituelle au Conseil d’État d’autant qu’il ajoute aussitôt : « Il est vrai qu’à supposer que les conditions de reconnaissance d’un tel principe soient réunies, cette circonstance ne suffirait pas nécessairement à le reconnaître » ! C’est peu dire que l’affirmation manque de consistance et de conviction. Cette rédaction alambiquée et peu assurée semble indiquer que le Conseil d’État, très gêné, n’a pas osé contrarier le projet élyséen, quitte à laisser inscrire dans la Constitution une disposition qui n’y a évidemment pas sa place.

Réviser pour déchoir ou déchoir pour réviser?

L’objet d’une Constitution, faut-il le rappeler, est de poser les grands principes du contrat social d’une nation et de l’organisation de l’État, il n’est pas de fixer des règles particulières sur la sanction de tel ou tel crime ou délit. Ceci relève de la loi pénale ou civile ordinaire.

Il semble pourtant que le président de la République tienne moins à la déchéance de nationalité qu’à la révision constitutionnelle elle-même, c’est-à-dire au piège qu’elle permet de tendre à l’opposition et au grand spectacle d’unité nationale qu’offrirait un vote du Congrès… en prévision des élections de 2017. Une fois effectué le choix politique d’une révision, l’exécutif cherche donc a posteriori à lui trouver un prétexte juridique en inventant la prétendue nécessité de donner un fondement « incontestable » à un état d’urgence qui n’a jamais été contesté par aucun juge et en prétendant que la déchéance de nationalité des Français de naissance est à coup sûr inconstitutionnelle.

Le paradoxe, évidemment, est que cette stratégie oblige l’exécutif à justifier la révision en affirmant que la déchéance de nationalité des Français de naissance serait contraire aux principes républicains… Ce qui rend quand même l’exercice politique passablement périlleux et schizophrène.

Après l’enterrement du projet de révision sur la Charte des langues régionales, l’on croyait pour un temps la Constitution à l’abri d’un nouvel accès de clientélisme et d’instrumentalisation politicienne, mais les attentats terroristes en auront malheureusement décidé autrement. Preuve supplémentaire que le chef de l’État ne sait pas comment justifier convenablement son projet de révision constitutionnelle : il vient d’annoncer, lors de la cérémonie des vœux aux corps constitués, qu’il conviendrait d’y ajouter aussi, tant qu’à faire, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature… Ce n’est plus une Constitution qui va régir la Ve République, c’est une choucroute ![/access]

Février 2016 #32

Article extrait du Magazine Causeur



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Juriste spécialiste de droit constitutionnel, professeur de droit public à l’Université de Rennes I

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