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Déchéance intellectuelle : entretien avec André Perrin

Je suis très inquiet pour l'avenir de l'université.


Déchéance intellectuelle : entretien avec André Perrin
André Perrin / Capture d'écran YouTube d'une vidéo de la chaine Espace Mendès France du 18/12/19

André Perrin fut professeur de philosophie au lycée Joffre, à Montpellier — en même temps que Jean-Claude Michéa, auteur entre autres de L’Enseignement de l’ignorance, l’un des premiers livres à décortiquer la façon dont la nouvelle pédagogie s’efforçait de rendre nos enfants idiots. Il fait paraître Postures médiatiques, un recueil d’articles passant au crible les discours du conformisme de gauche qui dominent aujourd’hui les médias. Notre chroniqueur est allé à sa rencontre.


CAUSEUR: Le titre de votre recueil, Postures médiatiques, est partiellement commenté par le sous-titre, « Chronique de l’imposture ordinaire ». Le jeu sur Posture / Imposture est limpide. Il y a cependant dans la « posture » quelque chose de plus, lié justement à « médiatique » : dans un monde du paraître et de la « pensée » instantanée typique des médias, la posture ne s’oppose-t-elle pas globalement à la pensée — qui suppose que l’on pèse en amont ce que l’on s’apprête à dire ?

PERRIN: Une posture est une attitude que l’on adopte dans le monde social pour donner de soi une certaine image : elle implique donc un décalage entre ce que l’on est et ce que l’on veut paraître. Elle est rien moins que naturelle puisqu’elle procède de la volonté et non de la spontanéité. Je ne dirais donc pas qu’elle s’oppose à la pensée en ce que celle-ci suppose « qu’on pèse en amont ce que l’on s’apprête à dire », car on peut « soigner » son image et étudier ses postures. Ce qui est typique d’un certain nombre de nos médias, ce n’est pas une pensée « instantanée », c’est-à-dire purement irréfléchie, mais une pensée qui est déjà médiatisée, en l’occurrence passée au filtre de ce qu’on appelle le « politiquement correct » : la subordination de l’exigence du vrai à l’exigence de ce que l’on se représente comme le « bien » et auquel le vrai peut et doit être sacrifié si nécessaire. Or la pensée vraie, ou la vraie pensée, celle de l’homme dont Aristote nous dit au début de la Métaphysique qu’il désire naturellement savoir, c’est celle qui recherche la vérité et rien d’autre que la vérité. Dans la préface qu’il a donnée à un célèbre ouvrage de Max Weber, Raymond Aron écrit : « La vocation de la science est inconditionnellement la vérité. Le métier de politicien ne tolère pas toujours qu’on la dise ». Les postures des politiques m’amusent donc plus qu’elles ne m’indignent car, d’une certaine manière, elles découlent de leur vocation propre. Ce qui est pour moi objet de scandale, c’est de voir des intellectuels qui sacrifient leur vocation à eux, la recherche du vrai, pour se complaire dans des postures avantageuses qui manifestent leur appartenance au camp du bien. Dans le monde du paraître, on ne se préoccupe pas de dire ce qui est, mais de dire ce qu’il faut. C’est en ce sens qu’on y renonce à la pensée.

Alice Coffin, Judith Butler, François Dubet, Laurent Cantet, Virginie Despentes — ou Annie Ernaux, qui a demandé à Gallimard (et qui a obtenu) la tête de Richard Millet… « Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau », comme dit Cyrano. Singuliers exemples de « penseurs » : le philosophe que vous êtes ne s’étonne-t-il pas de la raréfaction des grands esprits en ce début du XXIe siècle ? Où est passée la pensée — étant entendu que quelques belles figures (Michéa, Finkielkraut et deux ou trois autres) peinent à combattre le flux des impenseurs radicaux ? De la même façon qu’il y a des « économistes atterrés » adversaires de l’économie libérale, pourquoi ne pas créer le club des « philosophes atterrés » ?

Que le prix Nobel de littérature, qui n’a été décerné ni à Marguerite Yourcenar, ni à Michel Tournier, ni à Philippe Roth, qui est encore refusé à Milan Kundera, pourtant toujours vivant, lui, soit attribué à Annie Ernaux, laisse rêveur en effet. Faut-il s’attendre à ce que l’année prochaine ce soit le tour de Virginie Despentes ou d’Édouard Louis ? Ou faut-il se consoler en se disant qu’on a tout de même échappé à un prix Nobel de la Paix attribué à Vladimir Poutine ? Vous savez qu’il y a eu naguère un prix Khadafi des Droits de l’Homme, créé il y a une trentaine d’années par l’ancien chef de l’État libyen, et qui a été décerné successivement à Fidel Castro, à Roger Garaudy, à Hugo Chavez, à Daniel Ortega et à Erdogan. Il semble que ce prix n’ait pas survécu à la disparition de son fondateur, mais la logique de ses choix a manifestement inspiré le comité Nobel.

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Trêve de plaisanterie, pour répondre plus précisément à votre question, il est vrai que le déclassement des professeurs tend à diriger les meilleurs esprits vers des carrières à la fois plus lucratives et plus prestigieuses que celles qui alimentaient jadis les rangs des intellectuels. Néanmoins nous avons encore de très grands esprits, plus nombreux que vous ne le suggérez, mais ils peinent à se faire entendre dans les médias « autorisés » où ils sont souvent ignorés ou, quand ils ne le sont pas, malmenés. Et puis, ce qui est à peine moins triste, il y a ceux qui ont renoncé à être les grands esprits qu’ils avaient vocation à être parce qu’ils ont préféré se complaire dans ces postures avantageuses de pseudo-rebelles dont l’extrémisme de salon se rebaptise radicalité – c’est plus chic – mais dont toute la pensée s’épuise dans l’incessante dénonciation du fascisme, du  racisme, du  sexisme et de toutes les « phobies » qu’ils attribuent aux « autres », c’est-à-dire au camp de la « réaction », c’est-à-dire à l’axe du mal.

Le révisionnisme moderne s’emploie à déboulonner les statues, en opposant tel ou tel comportement ou propos à des œuvres entières — Polanski disqualifié comme cinéaste pour une affaire jugée aux USA il y a 50 ans, Colbert voué aux gémonies pour un Code noir édité après sa mort, Jefferson déboulonné à New-York parce qu’esclavagiste — comme tout le monde en son temps… Que vous inspire globalement cette réécriture de l’Histoire ? Ne procède-t-elle pas au fond d’une volonté d’effacer l’Histoire, la chronologie et la diachronie pour privilégier l’horizontalité et le présent ?

La propension contemporaine au déboulonnage des statues est surdéterminée. Elle a d’abord une dimension qui n’est pas spécifiquement contemporaine et qui relève d’une interprétation classique : souvent les petits hommes n’aiment pas les grands hommes et, moins enclins à l’émulation qu’à la jalousie, ils n’imaginent pas d’autre moyen de se grandir que de rabaisser ceux qui les dépassent. N’est-il pas consolant de se dire que ceux qui sont parvenus au sommet de la gloire ne valent pas, au fond, mieux que nous ? Cela peut affecter notre rapport à l’histoire et ce n’est pas nouveau. Réfléchissant sur le travail de l’historien, dans un ouvrage paru au milieu du XXème siècle, Paul Ricoeur mettait déjà en garde contre la « hargne intellectuelle » de « l’hypercritique qui dénigre toute grandeur réputée ». Cependant, l’exemple de l’esclavagisme que vous donnez permet d’aller plus loin et de mettre en évidence un trait caractéristique de notre modernité. Porter du haut de notre présent des condamnations morales, voire juridiques, sur des hommes qui vivaient et agissaient dans des sociétés où les normes morales et juridiques qui nous sont familières étaient inconnues, ou inchoatives, est évidemment anachronique. Robert Badinter le disait clairement le 2 juin 2012 à l’assemblée générale de Liberté pour l’histoire à propos des lois mémorielles appliquant les concepts de « génocide » ou de « crime contre l’humanité » à des faits antérieurs de plusieurs siècles à la naissance de ces concepts. L’esclavage nous fait horreur, de même que l’exposition des enfants, mais quel sens y aurait-il à dire que Platon, Aristote et la quasi-totalité de leurs contemporains étaient des criminels ? Or, cet anachronisme est en effet, comme vous le dites, une négation de l’histoire qui, en absolutisant le présent, correspond à l’idée que l’homme moderne se fait de lui-même : un sujet absolu, autonome, auto-construit, sans passé, ni dette, ni racines. De même qu’il ne doit rien à la biologie – il choisit librement d’être homme, ou femme, ou autre chose – il ne doit rien à l’histoire. Il ne lui vient pas à l’idée que les vérités et les évidences qui sont aujourd’hui les siennes ont été élaborées petit à petit et que les figures du passé qu’il méprise et condamne du haut de sa souveraineté ont été des moments qui y ont conduit.

Il est pratiquement interdit de critiquer l’islam — alors que, comme vous le signalez, on persiste à s’acharner sur le catholicisme… N’est-ce pas au fond parce que le catholicisme, lui, a renoncé à exterminer les infidèles et à stigmatiser les Juifs ? Le Droit au fond ne procède-t-il pas de la force ? L’islam triomphant, ne serait-ce pas la revanche de Calliclès, qui n’avait face à Socrate que des arguments de force — le glaive plutôt que la pensée ?

Le contraste entre le traitement qui est réservé à la religion catholique et celui qui est réservé à la religion musulmane est en effet saisissant. S’il n’est pas à proprement parler « interdit » de critiquer l’islam, il est dangereux de le faire et, en tout cas, il est pratiquement impossible de le faire sans être accusé d’islamophobie, ce qui veut dire, de manière à peine subliminale, de racisme. Est-il même possible de critiquer l’islamisme ? Dans une interview au Parisien, le 3 décembre 2011, Jeannette Bougrab avait déclaré : « Je ne connais pas d’islamisme modéré ». Cette proposition aurait dû complaire à tous ceux qui nous enjoignent de ne pas confondre l’islam, religion de paix et de tolérance, avec l’islamisme, qui en est la déplorable déviation. Eh bien, pas du tout ! Cela lui valut une volée de bois vert non seulement du site oumma.com, qui l’accusa de « faire la courte échelle au Front National », mais du journal Le Monde, qui dénonça ses propos « très virulents ». Charlie Hebdo a été accusé très souvent d’islamophobie, mais très rarement de christianophobie, alors que, comme une étude de sociologues l’a montré, ses attaques contre la religion catholique sont trois fois plus nombreuses que celles qui visent l’islam. Les humoristes de France Inter déversent sans vergogne sur la religion catholique des tombereaux d’obscénités dont ils se gardent bien de faire profiter la religion musulmane. Quant au journal Libération, il accable le clergé catholique pour des actes de pédophilie commis à une époque où, lui-même, Libération, se livrait à une apologie frénétique et délirante de la pédophilie.

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Nous vivons une époque où les chrétiens d’Orient sont en voie d’éradication et où le christianisme décline en Europe, tandis que l’islam progresse, en effet. Alors, il y a peut-être, comme vous le suggérez, une certaine fascination de notre intelligentsia pour la force, mais j’entrevois d’autres explications. La plus simple, mais pas la moins juste, est qu’on risque beaucoup moins en s’acharnant sur la religion catholique : ni le pape, ni les évêques ne lancent de fatwas contre les caricaturistes de Charlie Hebdo et aucun imam n’a jamais été égorgé en plein office par un intégriste catholique. L’Église catholique a depuis longtemps renoncé non seulement au triomphalisme, mais au prosélytisme et elle est plus encline à multiplier les demandes de pardon pour ses fautes passées, qu’on exige d’elle sans jamais s’en satisfaire, qu’à engager des combats. Les catholiques « rasent les murs », comme dit Pierre Manent, alors on aurait bien tort de se gêner quand on veut déverser son ressentiment sur un bouc émissaire.

La religion musulmane, fantasmée comme religion des damnés de la terre, est censée fournir un prolétariat de substitution.

Mais pourquoi a-t-on besoin de bouc émissaire ? Une interprétation intéressante a été proposée par Rémi Brague : nous demeurons, dit-il, attachés à l’idée de progrès. Cependant le mal ne disparaît pas et même, sous certains rapports, il s’aggrave. On ne peut donc mettre cela que sur le dos du passé et il faut trouver un responsable. Or, toutes les institutions du passé ont disparu : on ne peut plus s’en prendre à la féodalité, à la noblesse, à la monarchie. Toutes sauf une : L’Église, seule institution bimillénaire. C’est vraisemblable, mais il reste à expliquer l’invraisemblable indulgence dont bénéficie la religion musulmane auprès de nos anticléricaux les plus féroces. Cette explication a été donnée, de façon assez candide, aussi bien par une célèbre note de la fondation Terra Nova en mai 2011 que par deux anciens dirigeants de la revue Esprit dans un article du Monde le 3 novembre 2020 : depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique, depuis la fin des espérances placées dans la révolution prolétarienne, depuis que la classe ouvrière s’est détournée du vote communiste au profit du Front national, il faut trouver un nouveau « peuple de gauche » et la religion musulmane, fantasmée comme religion des damnés de la terre, est censée fournir un prolétariat de substitution. Le relatif succès électoral des mélenchonistes dans les banlieues islamisées aux dernières législatives résulte de cette stratégie.

Vous manipulez l’ironie avec une volupté réjouissante (pour le lecteur). Mais n’avez-vous pas peur que le monde actuel, qui ignore le second degré et proscrit l’humour non conforme, ne vous entende pas ? Ne parlez-vous pas pour quelques heureux élus — pendant que les masses absorbent la morale woke, et le néo-maccarthysme qui en découle ?

Je m’efforce de parler et d’écrire pour tous, sans exclusivité, mais je ne peux le faire qu’avec mes moyens, ma manière et mon style. J’espère bien ne pas prêcher qu’à des convaincus. Et, de fait, j’ai de temps en temps, assez souvent même, des réactions très positives, très chaleureuses, de lecteurs dont je sais que leurs opinions politiques ne les disposaient pas à accueillir favorablement ce que j’écris. C’est chaque fois un très grand bonheur pour moi.

Dans l’université, le wokisme fait la loi, comme vous le soulignez à plusieurs reprises. Mais des gens recrutés aujourd’hui par les émules de Sandrine Rousseau sont en théorie en place pour trente ans… Alors, quid de l’université française dans quelques années ?

Je suis en effet très inquiet pour l’avenir de l’université. Il y a quelques décennies, Pierre Manent, disciple de Raymond Aron, pouvait entrer à l’EHESS (École des hautes études en science sociale) avec l’appui de deux grands intellectuels de gauche, Claude Lefort et Pierre Vidal-Naquet. Il confie aujourd’hui à Eugénie Bastié qu’il ne pourrait probablement plus y entrer aujourd’hui et qu’il conseille à ses jeunes collègues de se montrer prudents tant qu’ils n’ont pas obtenu un poste inamovible. À partir du moment où le recrutement se fait davantage sur des critères idéologiques que sur des critères académiques, les conséquences sont prévisibles. Vous parlez de Sandrine Rousseau. Avant d’être élue à l’Assemblée nationale, elle enseignait les sciences économiques à l’université de Lille, université dont elle a été la vice-présidente. Or vous pouvez trouver facilement sur internet une vidéo où on la voit donnant une conférence à l’université catholique de Louvain. Elle y explique le plus sérieusement du monde que Ricardo et Malthus se sont inspirés des théories de Darwin. Or Darwin, né en 1809, était âgé de 14 ans à la mort de Ricardo et de 25 à celle de Malthus. Vous imaginez un professeur de littérature française à l’université racontant à ses étudiants que la lecture d’André Gide a notablement influencé Victor Hugo et Émile Zola ? Eh bien, nous en sommes déjà là. Et puis, la croissance exponentielle des études de genre, des études « postcoloniales » ou « décoloniales » dans les mémoires, les thèses, les séminaires et les colloques est impressionnante. Au rebours de ce qu’un article du Monde s’appuyant sur une étude biaisée avait tenté de faire croire, Nathalie Heinich a montré dans son petit essai Le militantisme contre la recherche qu’un travail méthodologiquement bien conduit permettait d’évaluer à plus de la moitié du corpus lesdites études. On trouve dans celles-ci des propos qui confinent parfois au délire. Je vous conseille de lire par exemple un article co-signé par Elsa Dorlin, professeur de philosophie sociale et politique à l’université de Paris VIII qui, sous le titre Chiennes, explique qu’« il y a du côté des féminismes une urgence à réfléchir à une insurrection des femelles, des vivantes et des mortes », pas seulement des femmes, mais de « nos sœurs les chattes, les cochonnes, les baleines, les guenons, les mantes religieuses, les punaises, les cougars, les vipères », sans oublier bien sûr « nos sœurs les bactéries ». Les jeunes générations ne s’apprêtent-elles pas à être bien instruites ?

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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