Accueil Culture Décès de João Gilberto: mon tropicalisme des bords de Loire renaît

Décès de João Gilberto: mon tropicalisme des bords de Loire renaît

Berry-Bahia


Décès de João Gilberto: mon tropicalisme des bords de Loire renaît
Joao Gilberto à New York en 2004 © MARY ALTAFFER/AP/SIPA Numéro de reportage : AP20232938_000001

Le musicien brésilien João Gilberto vient de mourir. L’âme de la musique brésilienne avait 88 ans.


Ils vont défiler aujourd’hui, tous les experts de la Bossa Nova et des rythmes caribéens. Ils s’écharperont sur l’origine de la Samba, l’influence du merengue, l’empreinte des sociétés carnavalesques de Salvador-de-Bahia, les variations infinies du jazz et s’accorderont au bout de la nuit sur le rôle des percussions africaines, cette ligne de basse qui sous-tend la soul brésilienne.

João Gilberto 1931-2019

Gilberto, né en 1931, était le métronome de cette musique sud-américaine aux confluences de tous les genres. Après lui, cette Bossa prendra des couleurs pop, empruntera la voie de l’électro et du reggae, elle sera même annonciatrice de la « world music » mais restera toujours ancrée profondément dans les cultures locales de ce pays, étendu comme un continent. Inlassable orpailleur de sons, guitariste inné, oreille balnéaire, chantre de la perfection, la légende Gilberto continuera longtemps d’irriguer les mélodistes. Une suavité pleine de larmes. Une tristesse ensoleillée. Une fêlure à jamais refermée comme un baume sur l’âme. Cette figure intransigeante laisse un testament rythmique à l’humanité enfiévrée : une mélancolie inconsolable aussi sensible et intense que ces premiers amours d’adolescence qui meurtrissent. Notre instabilité avait trouvé son maître à rêver. Comment oublier aujourd’hui cette musique enchanteresse, une voix à peine posée, aguicheuse par sa timidité et puis ce tempo entêtant. Personne ne peut résister à Gilberto.

Dès les premières notes de « A girl from Ipanema », notre corps ne nous appartient plus, nos jambes bougent frénétiquement sous la table. On est porté par ce souffle chaud qui n’appartient à aucune contrée musicale connue. Nous sommes dans la peau des premiers explorateurs, des découvreurs de sonorités en apesanteur. Astrud, par son timbre délicat nous fait voyager dans la nostalgie, cette déesse irréelle a droit de vie et de mort sur nous, nous sommes ses pantins soumis et ravis. Sur une plage du bout du monde, nous perdons pied. Le saxo de Stan Getz ponctue notre errance sentimentale. C’est beau et léger comme une brise de mer. Cette bossa pointilliste touche par sa fragilité, une émotivité qui explose dans les derniers couplets, un coup de fouet salvateur, une forme d’abandon nihiliste qui, au lieu de nous faire sombrer, nous maintient bizarrement en vie. Les exilés y retrouvent le sel de leurs terres abandonnées. Les amoureux cabossés, un espoir fugace et salutaire à relever la tête, les soirs de déprime totale.

Ne pas se fier à l’aspect sucré de sa vieille bossa nova, elle est amère en réalité

Gilberto superstar a imposé son magistère rythmique. Son identité du Nordeste porte en elle les tourments de l’Atlantique, une sauvagerie emprisonnée dans une partition divine. Son standard repris par Nat King Cole, Sinatra himself et la grande Ella le place très tôt en orbite musicale. On dit qu’une stèle a été érigée dans les coulisses du « Carnegie Hall » depuis son concert de 1964. Les murs s’en souviennent encore. Et puis toutes ses tournées picaresques à travers le monde ont construit le mythe et les rumeurs. Cette vieille Bossa sirupeuse et acide à la fois, s’infiltre dans vos failles, elle les abreuve jusqu’à plus soif. Elle est addictive. Ne vous fiez pas à son aspect sucré, elle est amère en réalité. Avec elle, l’existence est un précipice que l’homme misérable tente de survoler sur un mince fil. Pour apprécier la Bossa de João, il n’est pas nécessaire d’être accablé par un soleil de plomb. Les campagnes pluvieuses lui confèrent une pertinence mystique. La Bossa s’acclimate à toutes les provinces du cœur. Quel meilleur terrain d’expression, au début de l’hiver, que les bords de la Loire, les coteaux givrés de Sancerre, au loin la cité monastique de la Charité ou la gare fantomatique de Tracy pour écouter « Águas de Março », chanson écrite par Carlos Jobim. Dans une Austin Mini à bout de souffle, quand la vie semble s’enrayer, d’un autoradio fatigué, vous entendez Gilberto, voix et instrument, votre amertume se dissipe, vous souriez et pleurez, vous êtes simplement bien. Á des milliers de kilomètres, un type a saisi l’étrangeté et la friabilité de votre destin. Il pleut. Et pourtant il fait moins noir.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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