Une tribune de Stéphane Valter, professeur à l’Université de Lyon 2, auteur de Fâtwas et politique Les sociétés musulmanes contemporaines aux prismes de la religion et de l’idéologie, Paris, Éd. du CNRS, 2020
La décapitation de Samuel Paty, ancien étudiant de Lyon 2, est une infamie révélatrice de graves tensions socio-idéologiques. Si on ne peut faire d’aveugles amalgames, comment nier la dangerosité d’une idéologie exclusive ? (On pourrait être de plein droit, à ce propos, islamophobe, si l’on entend par là la condamnation des manifestations malsaines d’une idéologie, mais non, bien sûr, le rejet d’individus en tant que tels).
Le Coran fut révélé au gré des circonstances historiques, et le message diffère donc parfois, en dépit des constantes. Quant à la tradition (en large partie apocryphe), elle reflète aussi des réponses variées à des situations diverses. On trouve dans le Coran des versets qui appellent à la dilection envers l’Autre comme à la marginalisation des juifs et des chrétiens, plus au massacre des infidèles (qu’est-ce d’ailleurs qu’un infidèle ?). On peut ainsi lire ce texte soi-disant sacré (car seule la vie est sacrée) de différentes manières. L’individu compréhensif et bienveillant y trouvera des exemples d’humanité, pour l’édification de son âme et le bonheur des autres, alors que la personne déséquilibrée et sectaire n’y verra que des injonctions comminatoires à condamner et réprimer, voire exécuter, pour plaire à une divinité assoiffée de sang, qui ignore le pardon.
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Les pétrodollars dépensés pour financer l’idéologie wahhâbite
La majorité des musulmans ne se distinguent pas des autres hommes, pour le meilleur et le pire, et la perception de la norme divine (qui n’existe que dans l’imagination) dépend in fine de la psychologie de chacun. Ceci dit, la perception rigide de cette prétendue norme islamique (inférant un ordre social) existe bel et bien. L’intolérance islamique s’est renforcée après la guerre de 1973 : les pétrodollars reçus par l’Arabie saoudite ont été dépensés par centaines de milliards pour financer l’idéologie wahhâbite islamo-fasciste de par le monde. Résultat de ces dépenses colossales : des millions d’individus ont été formatés dans le moule réactionnaire d’une vision étriquée de la religion, où quasiment tout est prohibé, et tout débordement puni par le sabre. Que l’on se rappelle les quelque 150 000 victimes – musulmanes – du fanatisme religieux lors de la récente guerre civile algérienne.
Même s’il a admis que la décapitation était « un acte criminel odieux », le grand cheikh de l’université-mosquée cairote d’al-Azhar – une référence religieuse « modérée » dans le monde musulman sunnite – a déclaré qu’insulter les religions au nom de la liberté d’expression constitue « un appel à la haine »
La dérision envers le prophète – totalement sacralisé – est considérée comme un blasphème. Le prophète lui-même était en général tolérant, sauf avec ceux qui se moquaient de sa vocation prophétique : il fit ainsi assassiner quelques personnes, hommes et femmes, pour venger son honneur outragé qui avait été persiflé en vers. Si on conjugue le rejet total de toute raillerie envers le prophète à l’idée suprémaciste que l’islam est supérieur aux autres religions, même monothéistes, on comprend comment un individu déséquilibré, fanatisé par l’idéologie wahhâbite anathématisante, a pu commettre une telle monstruosité.
Le terreau fertile à l’assassinat de Samuel Paty
Un paradoxe est que le texte coranique, malgré son caractère souvent impérieux, n’est en fait pas réellement normatif : une minorité de versets édictent des normes juridiques, mais tout le reste demeure à portée générale. C’est la loi chariatique – œuvre humaine – qui a ensuite conféré un caractère juridique marqué aux questions soulevées dans le Coran, en particulier via l’expertise des jurisconsultes, émetteurs d’avis (et non d’injonctions) juridiques, les fameuses fatwâs. Mais pour les esprits étroits, l’avis est une injonction légale obligatoire, dont l’accomplissement constitue un devoir religieux, quelles qu’en soient les conséquences. Que le commanditaire du meurtre ait donné son ordre sous la forme d’une fatwâ (sans qu’il eût la légitimité technique pour le faire) ou non, l’assassin a bien cru que décapiter un fonctionnaire de l’Éducation nationale était une obligation fondamentale de sa vision – déformée – de l’islam, et que Dieu lui demandait une prompte justice, en débarrassant au plus tôt la terre d’un coupable qui la souillait.
Quelques voix s’étaient élevées, avant le meurtre, pour condamner toute dérision vis-à-vis du prophète. Le terreau était donc fertile pour le passage à l’acte, avec un lien indubitable entre une idée fétide et un acte répugnant. Après la décapitation, d’autres voix ont lâchement justifié cet acte…
Encore bien du chemin à parcourir
Déclarations antirépublicaines, actes anti-chrétiens et anti-juifs, immondes attentats, meurtrissent depuis des décennies une société ouverte et tolérante. Le remède ne se trouve qu’entre pédagogie exigeante et répression implacable.
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Malheureusement, même s’il a admis que la décapitation était « un acte criminel odieux », le grand cheikh de l’université-mosquée cairote d’al-Azhar – une référence religieuse « modérée » dans le monde musulman sunnite – a déclaré qu’insulter les religions au nom de la liberté d’expression constitue « un appel à la haine ». Le grand cheikh se doit de rester en phase avec ses millions d’ouailles conservatrices s’il veut continuer à jouir de quelque crédit… Expurger de l’islam les enseignements intolérants et les normes liberticides, mettre en valeur le seul côté humaniste en neutralisant les scories doctrinales d’un passé révolu, refuser que le sacré soit utilisé à de basses fins politiques, communautaristes, et même criminelles, travailler pour que la piété l’emporte sur l’autoritarisme d’une foi sans cœur, voici les défis à relever.
Nahdlatul Ulama, la plus grande organisation musulmane d’Indonésie, même si elle a encore du chemin à parcourir, a vu des milliers de ses savants religieux promulguer une fatwâ éliminant la notion d’infidèles. Il appartient aux représentants de l’islam en France de ne tolérer aucune dérive raciste, aucune position sectaire, afin de montrer que l’islam n’est pas l’image déformée qu’en donnent les terroristes.
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