Décalcomanies, d’Elena Balzamo
En ces temps où l’on peut tout entendre, y compris des libéraux parler de nationalisations, des anticommunistes primaires et même secondaires, peuvent sans problème, je pense, exprimer quelque chose comme de la nostalgie pour l’Union soviétique. C’est le cas d’Elena Balzamo, qui propose quelques souvenirs sur sa jeunesse moscovite dans les années 1960-1970 et quelques réflexions sur la littérature, l’histoire et l’actualité dont le moins qu’on puisse dire, est qu’elles ne sont pas banales.
Le titre de ce recueil, Décalcomanies, rappelle un jeu, une occupation des enfants nés après-guerre qui, à l’Est comme à l’Ouest, trempaient, tamponnaient, collaient des images qu’ils glissaient sur une feuille voire sur leur main ou leur bras. Ces souvenirs sont l’occasion de glissades discrètes, affectueuses, un rien ironiques, de la Russie à l’Occident. Et retour.
Passion pour le Monopoly
À propos de glissades, l’auteur évoque ses compétitions de ski alpin quand elle était à peine adolescente. Côté soviétique : les enfants qu’on entraine pour former les cohortes sportives appelées à renforcer le prestige de la patrie du communisme; la misère des équipements (les remonte-pente rudimentaires qu’on y trouvait faisaient partie du butin de guerre sur lequel l’Armée rouge avait mis la main en Allemagne!). Côté nostalgie : la découverte des montagnes de cet immense pays, de l’Oural à la presqu’île de Kola, les Carpates ou le Caucase ou la Géorgie. « Ces voyages aux quatre coins du plus grand pays du monde avaient un goût enivrant de liberté. Pour une équipe d’une douzaine d’ados remuants, il y avait un seul adulte, l’entraineur, qui avait toujours assez à faire sans jamais suffire. En dehors des heures d’entraînement, on était libre comme l’air. Et on en profitait ».
Une liberté qui avait besoin des failles de l’encadrement pour exister ? Pas facile à superposer exactement avec ce que nous vivons ici tout en employant le même mot.
Les vacances, pour être aussi sacrées que les vacances françaises, en étaient elles une autre illustration. Les Soviétiques frôlaient l’aventure quand ils voulaient s’installer avec leur famille dans une datcha correspondant à leur niveau social. On louait. Mais sans agence de location. On apportait tout, ses draps, sa vaisselle et ses couvertures, après un voyage en train aux horaires incertains. Pas un mot n’était ouvertement prononcé contre le régime, mais la passion pour le Monopoly en disait plus que toute péroraison hostile : « Petits Soviétiques, futurs bâtisseurs du communisme, nous étions passionnés par ce jeu capitaliste par excellence. Bien évidemment, on ne pouvait pas acheter le kit. Nous l’avions donc fabriqué nous-mêmes, d’après un modèle authentique que quelqu’un avait rapporté d’un voyage à l’étranger (…) Nous achetions des gares, nous bâtissions des hôtels (…) nous encaissions des primes » pendant qu’à deux pas de là, près de la gare, des petites vieilles, bravant la loi qui combattait les néfastes survivances de l’économie capitaliste, vendaient trois carottes et deux oignons de leur potager… Mais cette soif de biens immobiliers n’avait rien à voir avec la cupidité, comme l’auteur le souligne dans un autre chapitre, mais avec la fascination pour les objets occidentaux en général, « autant pour eux-mêmes que parce que c’était des messagers d’un monde inconnu et inaccessible. Des ovnis. Des symboles ». Certes, on courait alors le risque que le symbole aimé se substitue à la réalité, et que le Paris de Balzac ou le Londres de Dickens imposent leur « description aussi exacte qu’anachronique de ces capitales et souvent décalées de plusieurs décennies ».
Le décalque d’un univers à l’autre donnait parfois d’étranges transformations avec la complicité plus ou moins ingénue de la population. Le 8 mars, « journée de la femme », était l’occasion d’offrir le bouquet ou le flacon de parfum qu’on ne pouvait offrir ouvertement aux mères – dont la fête avait été supprimée. ; »De la même façon, l’ancienne Journée de l’Armée soviétique, rebaptisée sous Poutine « Journée des Défenseurs de la Patrie », était devenue, déjà à l’époque soviétique, un substitut de la fête des Pères »…
Même dans les réflexions de la deuxième partie, la Russie n’est pas loin. À Moscou, des chauffeurs de taxi rêvent de solutions radicales pour « réformer ce bordel » et d’autres à Paris « aiment Poutine » qui « saurait vite mettre de l’ordre dans ce bordel ! » Et l’auteur de conseiller à l’un d’entre eux, passionné de Molière et bibliophile – comme aux lecteurs ignorants que nous sommes – la lecture de Chemins nocturnes de Gaïto Gazdanov, « un émigré russe qui, dans les années 1920 et 1930, travaillait comme taxi de nuit à Paris ». Son livre, pour le moment méconnu, garde en vie ces hommes et ces femmes qui fuirent le bolchevisme. Son livre, ce sont des humains, tout comme, à l’inverse, les inconnus avec qui l’on va déjeuner lors d’une réception, sont des livres qu’on va ouvrir, comme l’auteur l’explique dans un chapitre intitulé un peu durement « conversations mondaines ».
Plus de machiniste ni de freins
Elena Balzamo pratique d’abord la conversation mondaine, par le ton calme qu’elle adopte et la division de l’ouvrage en chapitres touche à tout. Puis, comme les chauffeurs de taxis qui lui plaisent tant, la tension monte et elle explose, le lecteur quittant ce petit livre dans deux ou trois claquements de portière brutaux. La douce Elena sort de ses gongs et tout y passe : le féminisme, la langue, inclusive ou pas, et même la Corée du Nord. Qu’on en juge : « Je tiens le féminisme militant pour la seule forme de racisme qui ne tombe pas sous le coup de la loi : ne classe-t-il pas les êtres humains en fonction de critères biologiques (le sexe) ? Et n’est-ce pas ce que partout ailleurs on combat? (…) Concernant la langue, elle emboîte le pas de Brodsky : « …Il convient d’aborder avec précaution, presque avec dévotion, tout ce qui dans une langue peut paraître irrationnel, car cette irrationalité est son essence même, elle est en quelque sorte plus ancienne et plus organique que nos avis articulés. À l’égard de la langue, des mesures policières doivent être bannies ».
Quand elle aborde le destin du malheureux Otto Warmbier, condamné à 15 ans de prison pour avoir volé une affiche dans un hôtel de Pyongyang, c’est, je crois pour rappeler qu’il fut victime d’un système où « comme toujours sous la terreur communiste, nul n’a d’intérêt personnel à vous anéantir; simplement, la machine est devenue folle, il n’y a plus de machiniste ni de frein ». Les individus, eux, sont ambivalents et capables de tout. Affaire d’environnement, comme le montrent, ici et aujourd’hui, les effets des réseaux sociaux sur lesquelles, « on peut tout se permettre, en toute impunité ». Décalque impossible ou scandaleux ? La barbarie est là aussi, la barbarie de ceux qui ne lisent pas et qui vaut peut-être celle de ceux qui brulent les livres.
Brodsky hésitait à répondre. Elena Balzamo aussi.
Elena Balzamo Décalcomanies, Marie Barbier éd. Paris 2020. Le livre est actuellement disponible au format numérique à 8,99 € via Eden livres en attendant la parution papier.
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