Après qu’elles ont aspergé de soupe au potiron la Joconde, devenue ces temps-ci le souffre-douleur de la sottise écolomaniaque, nos deux hardies militantes ont entonné leur prêche et lancé cette question existentielle, certainement mûrement pensée : « Qu’est-ce qu’il y a de plus important ? L’art ou le droit à une alimentation saine et durable ? »
Cela revient en réalité à mettre sur le même plan l’élévation par l’art et le fonctionnement du transit, l’édification de l’esprit et la satisfaction de la panse. Voilà bien un rapprochement dont on pouvait penser que nous avions atteint un niveau suffisant de civilisation pour que sa trivialité et son ineptie nous soient épargnées. Mais non. Rien d’ailleurs, semble-t-il, ne nous sera épargné sur cette longue pente qui nous entraîne inexorablement vers la fosse commune des civilisations disparues.
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Sur cette pente de la décadence, il y a bien sûr les causes de la présente révolte du monde de ce que la technocratie triomphante range sous le vocable d’agriculture et que, pour ma part, je persiste à appeler paysannerie. Tout simplement parce que ce mot-là fait clairement référence au « pays ». D’ailleurs, au Moyen Âge le mot paysan signifiait d’abord « homme d’un pays ». Furetière, dans son dictionnaire, publié en 1690, deux ans après sa mort, livre cette autre définition du mot. « Pays est aussi un salut de gueux, un nom dont ils s’appellent l’un l’autre quand ils sont du même pays. » On appréciera comme il convient le recours au terme de « gueux ». Ce brave Furetière avait sans doute l’excuse des préjugés de son temps, ce qui n’est évidemment pas le cas des technocrates de Bruxelles et de leurs affidés des ministère parisiens, qui, toute condescendance bue, ne voient probablement dans le monde paysan d’aujourd’hui qu’un conglomérat disparate de gueux. Des gens de peu, des gens d’un autre âge, frappés d’obsolescence comme le terme lui-même.
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Les premiers assauts délétères contre ce monde-là sont peut-être à chercher du côté du remembrement. Ce que par commodité de langage nous appellerons le système s’emparait du pays justement, le modifiait en profondeur, se l’appropriait. On arrachait les haies, arasait les mottes, comblait les fossés, les trous d’eau, on éradiquait les boqueteaux. Il fallait fabriquer de grands espaces, pour de la grande rentabilité, pour de la grande efficacité d’exploitation, de la grande mécanisation. C’était le premier pas de la non moins grande dépossession. Le paysan, le gardien du Temple Nature, soumis à la loi du marché. Puis allaient s’imposer les combinazione ploutacratiques du libre échange, et leur cortège d’absurdités dont, aujourd’hui, sous nos yeux ces mêmes gardiens du Temple Nature crèvent.
On n’a pas assez vu le coup venir. Mais – en exagérant à peine, en fait si peu…- on pourrait dire que le remembrement n’était que la répétition en petit format de ce que serait Schengen. Plus de haies, plus de frontières, de vastes espaces pour un marché sans entraves ni limites et le profit décuplé qui va avec. La logique idéologique est à l’identique dans les deux cas, faire place nette devant la gloutonnerie impérialiste et apatride du système. Le remembrement ou comment mettre Schengen au milieu du village. Einstein assurait que si l’abeille venait à disparaître, l’humanité elle-même disparaîtrait. Cela vaut aussi, et plus encore, c’est l’évidence même, pour le paysan. L’abeille humaine à bonnet jaune.
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