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Bastié-Vitry: la droite la plus belle du monde?

Débat entre deux tendances de la droite intellectuelle à la fois opposées et complémentaires


Bastié-Vitry: la droite la plus belle du monde?
Eugénie Bastié et Alexandre de Vitry ©Hannah Assouline

Eugénie Bastié et Alexandre de Vitry représentent deux tendances de la droite intellectuelle à la fois opposées et complémentaires. La première, journaliste au Figaro, incarne cette nouvelle génération conservatrice issue de la Manif pour tous que le second, professeur de lettres, brocarde au nom du refus de l’idéologie. Droite, littérature, libéralisme: le bal des idées est lancé !


Causeur. Alexandre, 33 ans, Eugénie, 26 ans, vous n’avez que quelques années d’écart, mais semblez appartenir à deux générations différentes de la droite tant vos positions divergent. Entre autres désaccords, un événement vous sépare : la Manif pour tous. En quoi cette mobilisation et ses suites ont-elles redéfini l’identité et les valeurs de la droite ?

Eugénie Bastié. A posteriori, on a fait de la Manif pour tous une rupture radicale, alors que cela a plutôt été la cristallisation d’un mouvement de fond à l’œuvre ces vingt dernières années dans la jeune génération catholique qu’on ne doit pas confondre avec la droite en général. Aujourd’hui, la droite, dans tout ce qu’elle a d’idéologique, se positionne davantage sur les questions d’immigration et de populisme que sur ces enjeux sociétaux. Cela dit, je me suis personnellement repolitisée par la Manif pour tous. Mais ce qui m’a plus touchée et tout particulièrement séduite, c’est l’activité des Veilleurs, où on lisait des textes de Péguy, Simone Weil, Pasolini, Dostoïevski. C’est à ce moment-là que la droite a commencé à m’intéresser en sortant enfin de ce que j’appelle la « droite digicode », uniquement soucieuse d’argent et de sécurité, pour s’ouvrir à des problématiques anthropologiques qui engagent la totalité de l’existence.

Alexandre de Vitry. La Manif pour tous a en effet catalysé des évolutions qui couvaient depuis un certain moment, mais sans catalyseur, un phénomène n’apparaît pas. Cet événement très particulier a fait date. Il y a un avant et un après. Dans la génération d’Eugénie, beaucoup de gens de 18-20 ans sont à ce moment-là entrés dans l’âge adulte. Pour toi, Eugénie, la droite se bornait jusque-là au Figaro Économie, et avec la Manif pour tous, elle s’est mise à parler de culture, de nature humaine, de projet de civilisation. Or, à mon sens, cette idéologisation est contraire à l’essence même de la droite, dont la fonction n’est pas de proposer un système d’explication du monde, encore moins un projet de changement de la société. Attendre le Grand Soir ou vouloir réformer radicalement l’Homme devrait rester une chimère propre à la gauche. À la différence de la Manif pour tous, la droite que je chéris échappe à l’ornière idéologique en conservant toujours à l’esprit que la réalité des hommes est éminemment contradictoire, complexe et irréductible aux schémas préétablis. C’est pour cela que ma droite de cœur est une droite littéraire qui a culminé autour de l’an 2000 lorsque des écrivains comme Muray, Houellebecq ou Nabe ont atteint le sommet de leur art sans jamais proposer un projet de société directement applicable. Or, une grosse décennie plus tard, les jeunes issus de la Manif pour tous ont oblitéré ce rapport littéraire, ambigu et contradictoire à la droite pour lui préférer un discours idéologique tout aussi pétri de certitudes que le progressisme.

Êtes-vous sûr, Alexandre, que Nabe échappe à l’idéologie ? Relisez ce qu’il a écrit sur l’affaire Strauss-Kahn. Après tout, l’antisémitisme est une idéologie, non ? Suffit-il d’exécrer pour être littéraire à vos yeux ?

Alexandre de Vitry. En effet, Nabe est un cas partagé, dans la mesure où il s’engouffre à la fois du côté de la création littéraire et de l’idéologie – et pas de n’importe quelle idéologie. Mais j’aurais tendance à penser que c’est justement malgré cette tentation idéologique qu’il s’avère un écrivain intéressant. Il est tiraillé entre deux tendances, l’une artistique, l’autre politique. Ce n’est pas parce que Nabe est antisémite qu’il est un bon écrivain, au contraire !

Par ailleurs, Alexandre, vous postulez que la jeune génération n’a aucun avenir littéraire. Mais qu’en savez-vous ?

Alexandre de Vitry. J’observe simplement ce qui se passe en ce moment, ce qui se publie, les références des uns et des autres, et je vois que la littérature s’éloigne. Quand les Veilleurs parlent de littérature, c’est pour trouver des bons concepts bien utilisables pour penser la société d’aujourd’hui. Ce n’est pas la fonction la plus intéressante de la littérature.

Eugénie Bastié. J’entends cette critique de l’idéologie. Pour moi aussi, la droite doit se définir comme une forme d’incomplétude, de modestie face à l’Histoire, de refus de l’utopie, et d’acceptation du pluralisme, avec cette idée d’un pessimisme anthropologique – ce que recouvre, si je te comprends bien, Alexandre, l’idée d’une droite littéraire. Eh bien oui, nous sommes des êtres imparfaits, et comme le dit Soljenitsyne, la frontière entre le Bien et le Mal traverse les êtres, pas les partis et les clans, elle est à l’intérieur de chaque homme. Mais lorsqu’il charge la barque de la Manif pour tous, Alexandre de Vitry me rappelle la critique que le hussard Jacques Laurent adressait à la droite gaulliste qui l’agaçait profondément. Sa posture un peu dandy me rappelle la tienne Alexandre, lorsque tu vois une rupture dans l’interdiction de fumer dans les bars (2005). La droite, ce n’est pas seulement la liberté de fumer dans les bars et d’aller aux putes !

Alexandre de Vitry. Je ne pense pas être un dandy. D’ailleurs, j’essaie de faire un sort à la posture de certains sous-littérateurs autour de Nabe, et d’autres, qui se complaisent dans le pur dandysme et l’adoration d’eux-mêmes. Ils soignent beaucoup leurs écharpes et espèrent que d’ici vingt ans, ils auront enfin écrit un roman. Je les trouve tout à fait insupportables. A contrario, les individus littéraires qui m’intéressent ont produit un discours intéressant pour tout le monde, en se construisant contre la politique, en sortant de la société, en brûlant leurs vaisseaux. Paradoxalement, Kundera, Muray ou Modiano produisent ainsi une certaine rationalité, un certain discours d’acceptation du réel dans toute sa rugosité qui ne peut se développer que dans la littérature. Ils ne sont pas coupés du monde.

Alexandre, vous allez encore plus loin en écrivant que « la gauche détient le monopole de la dénomination politique légitime » face à une « droite par nature complexée ». Pourquoi accepter cette subordination ?

Alexandre de Vitry. J’admets que c’est une position difficilement tenable. Personne ne peut être d’accord avec moi, dès lors que tout projet idéologique de droite trop cohérent me paraît dangereux. La droite a toujours dû son salut à sa très profonde modération, si bien que la droite conservatrice ne va jamais jusqu’au bout de son conservatisme, pas plus que la droite libérale ne va au bout de son libéralisme, y compris avec Reagan ou Thatcher. Par nature, la droite produit sa propre modération et si elle ne le fait plus, elle prend une autre forme, qui est l’extrême droite. On bascule alors dans un autre rapport à la politique qui doit bien plus à la gauche qu’au pragmatisme traditionnellement attaché à la droite.

Alexandre de Vitry: Je défends le pluralisme inhérent à la droite, laquelle n’a pas les moyens de prétendre détenir la vérité !

Estimer que la droite n’est intéressante que quand elle est dominée, c’est défendre une esthétique de la défaite et proposer aux générations qui viennent la domination idéologique. Il y a plus réjouissant comme programme !

Alexandre de Vitry. C’est tout le problème : ce genre de considérations n’est pas généralisable. Et pour cause : je ne propose ni doctrine politique ni projet de société. Mais Muray aimait bien cette esthétique de la défaite. Il en parle pour Balzac. Pourquoi Balzac se dit-il tout d’un coup monarchiste et catholique romain ? Parce qu’il veut choisir l’option politique dont il est sûr qu’elle va droit dans le mur !

Eugénie Bastié. Oui, c’est tout à fait typique du romantisme, l’esthétique de la défaite et des ruines. Mais c’est un peu une posture.

Alexandre de Vitry. Chateaubriand, Balzac, et aussi Baudelaire ou Flaubert, ça fait quand même du monde !

Eugénie Bastié. Vous reprochez aux gens qui font de la politique de ne pas être assez littéraires, mais s’ils font de la politique, c’est précisément parce qu’ils veulent agir. Vous reprochez à la droite d’avoir des idées, alors que, depuis Maurras, elle se cantonne à un rôle gestionnaire. Ce n’est pas parce que la droite a des idées dans le champ politique qu’elle s’interdit d’être littéraire. Je ne vois pas d’incompatibilité entre les deux.

Alexandre de Vitry. Il y a toujours eu des gens de droite qui font de la politique, hommes politiques, parlementaires, militants, mais ceux-là ne réalisent pas pleinement ce qu’il y a de plus intéressant dans la droite, qui vient d’individus plus destructeurs, plus dangereux : des écrivains. Ces derniers ont une sorte de contre-idéologie grâce à laquelle la droite développe un complexe fécond et mélange des idées contradictoires, à la fois libérales et conservatrices. On leur doit une droite dont la sagesse consiste à ne jamais aller au bout d’elle-même.

Causeur. En somme, alors que tout le monde observe un renouveau intellectuel conservateur, Alexandre de Vitry nous dit : « La droite, c’était mieux avant. » Il y avait certes Muray et Houellebecq, mais pour ce qui était de la droite des idées, c’était l’électroencéphalogramme plat !

Alexandre de Vitry. Peut-être que je préfère les périodes où la droite est vraiment vide, ce qui permet de faire émerger des singularités littéraires. Il y a quelque chose qu’on nomme de droite par défaut pour désigner une sorte de sensibilité antipolitique, qui parle quand même de politique, mais dont le but est de détruire tout appareil politique et l’idée d’un tout-politique. C’est une tradition qui commence véritablement avec Baudelaire, dont Muray s’est ensuite fait le relais, et qui n’a rien à voir avec la droite politique, parlementaire, ou même la droite des idées. Mais on l’appelle quand même la droite, notamment en référence au mot célèbre d’Alain auquel on posait la question « Quelle est la différence entre la gauche et la droite ? » et qui répondait : « Si vous posez la question, c’est que vous n’êtes pas de gauche. » Beauvoir disait que la vérité est unique et l’erreur multiple, c’est une formule que je reprends pour défendre le pluralisme inhérent à la droite, laquelle n’a pas les moyens de prétendre détenir la vérité !

Eugénie Bastié. Cela me rappelle ce qu’écrivait Philippe Roth : « Quand on particularise la souffrance, on a la littérature, quand on généralise la souffrance, on a le communisme. » Il faut bien admettre qu’aujourd’hui, la droite est un peu plus littéraire que la gauche.

Causeur. Eugénie, concédez-vous à Alexandre qu’une contre-doxa droitière est née ces dernières années ? Face aux oukases de la gauche morale, certains esprits tout aussi pavloviens construisent une idéologie conservatrice sûre d’elle-même, sectaire et caricaturale…

Eugénie Bastié. Bien sûr. Cette caricature ambulante correspond à ce qu’on appelle le « droitard », qui est l’équivalent du gauchiste. Alexandre a raison de déplorer l’émergence d’une certaine droite qui a les mêmes réflexes sectaires et ostracisants que la gauche. Que l’anti-politiquement correct devienne une forme de politiquement correct est un risque réel. De même manière que le gauchisme dresse des listes d’ennemis, cette droite-là épingle les « collabos avec l’islamisme », campe sur ses positions et n’épouse pas la culture du réalisme. Mais j’en suis loin. Ma droite tient en même temps d’Antigone et de Créon. On considère traditionnellement Antigone comme une rebelle à l’ordre établi, donc une figure de gauche. J’y reconnais plutôt la figure du conservatisme, parce qu’elle fait passer les lois naturelles universelles avant les lois de la cité, sans faire aucun compromis avec le réel. Je crois en revanche que la droite qu’Alexandre apprécie, c’est celle de Créon qui est dans la cité et sait faire des compromis, les mains dans le cambouis…

Alexandre de Vitry. Pour moi, la droite d’Antigone représente la littérature, parce qu’elle est obligée d’abandonner la cité. Elle est toute seule, alors que Créon gère la vraie politique au quotidien. Mais revenons au présent. Si je critique la dérive « gauchisante » de la droite la plus idéologisée, ce n’est pas seulement à cause de son éventuel sectarisme. Des évolutions bien plus profondes me préoccupent, notamment quand je lis certains collaborateurs de Limite qui rapatrient à droite un discours de gauche, aboutissant à une étrange synthèse entre le retour à la terre à l’ancienne et le côté baba cool/Notre-Dame-des-Landes. J’aimerais savoir ce que cela t’inspire, Eugénie.

Eugénie Bastié. C’est une tendance que je déplore. Certains discours « ni-droite-ni-gauche » tombent en effet dans une sorte de populisme indifférencié à la fois pauvre intellectuellement et trop systématique. Si j’ai cofondé la revue Limite, c’est parce que je crois profondément au concept de limite, comme fondement pour moi d’une vision de droite. Il faut accepter des limites à tout, y compris à la politique elle-même. Comme toi, Alexandre, je place la finitude humaine au centre de mon rapport au politique.

Vous ne vous réconcilierez pas si facilement ! Une de vos grandes divergences tient à votre rapport au libéralisme. Alors qu’Eugénie reprend la critique du libéralisme-libertaire dans son dernier livre, Le Porc émissaire, Alexandre de Vitry, revendique un certain héritage libéral.

Alexandre de Vitry. La notion de libéralisme m’est incroyablement précieuse, y compris dans sa composante économique, parce qu’elle produit de la modération. Certes, je ne me sens pas spécialement adepte du capitalisme libertaire ou libertarien, comme disent les Américains, mais, qu’on ait une pente socialiste ou une pente conservatrice, un peu de libéralisme ne fait de mal à personne. Le jour où tout le monde sera devenu antilibéral à droite et à gauche, ce sera inquiétant pour nos libertés, notre rapport à l’homme et à ses limites.

Eugénie Bastié. Si certains emploient l’expression « néolibéralisme » à tout bout de champ, au point qu’on ne sait plus de quoi ils parlent, je critique l’anthropologie libérale qui postule un individu isolé et délié – une monade abstraite qui n’a d’autres objectifs que de réclamer des droits. Cette anthropologie a un potentiel illimité, si bien que l’inflation des droits de l’homme ne s’arrête plus, jusqu’à obtenir un individu support d’un nombre de droits infinis. On le voit aujourd’hui sur les questions sexuelles et raciales. C’est cette logique qui me dérange.

Alexandre de Vitry. Le libéralisme ne postule pas forcément un homme délié de ses appartenances particulières, isolé de la société et mû par son seul intérêt égoïste. C’est une caricature de discours antilibéral ! Aucun auteur libéral n’a jamais écrit cela.

Eugénie Bastié: Il est salutaire que la droite ait cessé de se faire dicter les critères de la respectabilité idéologique et morale par la gauche

En tout cas, à vous lire, Eugénie, on se dit que l’époque est peut-être moins au triomphe du libéralisme qu’à un rappel à l’ordre sous les auspices de la gauche.

Eugénie Bastié. J’ai sous-titré Le Porc émissaire « Terreur ou contre-révolution », parce que la révolution sexuelle a déjà eu lieu. La question, c’est bien de savoir si après le 1789 sexuel, on aura un 1793. Aujourd’hui, il y a une radicalisation des discours féministes qui peut aboutir soit à une forme de terreur, soit, par l’effet backlash à une contre-révolution puritaine, que ce soit sous sa forme anglo-saxonne issue de l’héritage protestant, ou sous celle du puritanisme islamique. Sous les atours d’une espérance révolutionnaire, #metoo exprime une demande conservatrice, parce qu’on a déjà déconstruit toutes les barrières au désir et à la liberté sexuelle, et qu’il n’y a plus rien à déconstruire. Aussi, quand Natalie Portman proclame : « Nous allons faire la révolution du désir », je me sens viscéralement de droite. Je n’accepte pas qu’on puisse faire de révolution dans l’intime. La politique doit s’arrêter quelque part, sous peine de devenir totalitaire. Ce n’est pas de révolution dont on a aujourd’hui besoin, mais de codes qui permettent d’appréhender les relations entre les sexes pour que la transgression soit encore possible. Sans cadres, il n’y a plus de transgression ni de liberté possibles.

Alexandre de Vitry. N’exagérons rien, Eugénie. Tu t’inquiètes de la dévirilisation, de la prétendue fin des hommes… Moi qui en suis un, je peux dire que ça va ! Il ne faut pas dramatiser la condition masculine. Dans notre monde, cela reste plus difficile d’être une femme que d’être un homme. Et la société d’après la libération sexuelle, malgré toutes ses injonctions contradictoires, ne nous terrasse pas non plus. Il y a tout un tas de sujets éthiques ou moraux dont s’empare la droite post-Manif pour tous de façon à nous faire croire que la vie est devenue insoutenable, mais ce n’est pas vrai !

Eugénie Bastié. Je ne propose pas de revenir à avant la libération sexuelle. Seulement, je constate que la libération sexuelle a tout emporté, y compris des cadres qui permettaient de codifier la relation homme-femme. Résultat : il n’y a plus rien, sinon un certain malaise, chez toutes ces jeunes filles qui, à 13 ou 14 ans, à cause de la généralisation du porno, sont invitées à accomplir des actes sexuels, dont elles n’ont pas forcément envie. La société a remplacé l’injonction à la chasteté par l’injonction à la jouissance. Sans regretter le passé, je n’y vois pas forcément un progrès.

Causeur.  Restons dans le domaine de la famille. Alexandre, dans votre milieu familial du 16e, on ne votait pas Le Pen parce que « ça ne se faisait pas ». Vous liez ce souci des formes sociales à votre goût pour les formes littéraires, mais pour parler comme Bourdieu, ce rejet de l’extrémisme n’est-il pas aussi un habitus de classe bourgeois ?

Alexandre de Vitry. Bien sûr et c’est très bien comme ça. Je persiste à croire que la stratégie de distinction anti-Le Pen était un réflexe bourgeois sain. Reste qu’entre 2002 et 2017, dans la bourgeoisie de droite, le vote catholique en faveur de Jean-Marie Le Pen, puis de Marine Le Pen a explosé, de même que le vote FN des bac + 4. C’est un signe des temps, d’autant que les catholiques correspondent sociologiquement à une moyenne bourgeoisie supérieure dans la société française, catégorie qui a perdu un garde-fou.

Peut-être, mais de Jean-Marie à Marine, le danger dont il faut se garder a passablement changé. Le paradoxe amusant, c’est que Jean-Marie Le Pen est bien plus littéraire que sa fille…

Eugénie Bastié. Dans une certaine frange de la bourgeoisie catholique, Jean-Marie Le Pen avait en son temps quasiment plus de succès que Marine Le Pen. Cette dernière s’adresse d’ailleurs à des petits Blancs aux préoccupations très éloignées des mots d’ordre de la Manif pour tous. On peut trouver mille défauts à Marine Le Pen : vulgaire, incompétente, trop à gauche, mais je me félicite que le complexe anti-FN ait sauté. Tout simplement parce qu’il était irrationnel. Aux dernières présidentielles, l’effacement du clivage droite-gauche a donné lieu à un face-à-face navrant entre la technocratie et le populisme, qui m’a rendue nostalgique de la vieille droite et de la vieille gauche.

Êtes-vous en train d’appeler à voter Le Pen, chère Eugénie ?

Eugénie Bastié. Pas du tout, je dis simplement qu’il est salutaire que la droite ait cessé de se faire dicter les critères de la respectabilité idéologique et morale par la gauche. Même d’un point de vue littéraire, je ne crois pas le complexe fécond. Muray n’était pas complexé et Houellebecq non plus.

Alexandre de Vitry. Muray était surtout irrécupérable. Sa pensée est beaucoup trop radicale pour être féconde. Il voulait carrément que l’espèce humaine arrête de faire des enfants !

Tentons justement de vous réconcilier autour de Muray, qui pointait notamment le « grand mouvement occidental d’effacement de toutes les différences ». Dans un univers qui se veut égalitaire et transparent à lui-même, la littérature est-elle encore possible ?

Eugénie Bastié. Je crains que non. Ce qui m’inquiète chez les féministes qui veulent censurer quantité d’œuvres littéraires au nom du Bien, c’est moins la censure des œuvres existantes que l’impossibilité même de créer dans le monde qu’elles nous préparent. Shakespeare ne pourrait pas exister dans cet univers d’extension infinie du domaine de la politique et du droit. Il y a quand même deux grands ressorts immuables de la littérature : la différence des sexes – condition du jeu amoureux – et la différence sociale. Et ces différences ont tendance à disparaître sous le rouleau compresseur égalitaire. Sur le plan des codes sociaux, un bourgeois s’habille aujourd’hui comme un rappeur de banlieue, comme l’écrit Renaud Camus dans La Civilisation des prénoms. À force d’enrégimenter le domaine de l’intime, de restreindre les libertés au nom des droits de l’homme et d’araser les différences, l’espace dans lequel la littérature peut se déployer se réduit comme peau de chagrin.

Alexandre de Vitry. Muray s’est beaucoup interrogé sur la fin du roman. Lui aussi considérait que le monde devenait irreprésentable à force de se lisser et s’égaliser, jusqu’à abolir les différences de sexe et de condition. Certes, Muray n’arrivait plus à écrire de roman qui le satisfasse vraiment, mais il a réagi à cette incapacité en inventant une nouvelle forme de littérature. Le centre de son œuvre, ce ne sont pas ses romans, mais ses essais géniaux. C’est ce qui me rend optimiste pour l’avenir de la littérature. L’humanité pourra toujours être lissée, égalisée, composée de sosies, cela n’empêchera pas ces espèces d’hyper-individus que sont les grands écrivains de perpétuer la littérature. Il y avait bien des dissidents en URSS. Eh bien dès qu’un individu naît, il y a une chance que la littérature apparaisse.

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Octobre 2018 - Causeur #61

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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