Accueil Culture Mourir à Venise, encore

Mourir à Venise, encore


Mourir à Venise, encore

death in venice benjamin britten

Le Royaume-Uni produit des reines, du whisky et d’excellents groupes de rock. Mais pas seulement. La perfide Albion a également donné naissance à de grands compositeurs de musique classique, dont Henry Purcell, Gustav Holst et, plus près de nous, Benjamin Britten (1913-1976). Les maisons d’opéra s’aventurent rarement en dehors des répertoires lyriques italiens et allemands ; c’est un tort, car de superbes œuvres ont été écrites pour d’autres langues, dont celle de Shakespeare. Britten a laissé une douzaine d’opéras aux caractères très différents les uns des autres, allant de la farce mélancolique Albert Herring (1947), d’après Maupassant, à la fable onirique Midsummer Night’s Dream (1960) ; de la fresque historique légèrement pompeuse Gloriana (1953), composé pour le couronnement d’Elisabeth II, à Peter Grimes (1944), sombre récit de la descente aux enfers d’un marin pêcheur taciturne dont les apprentis meurent mystérieusement sur son bateau…
Après une longue gestation et d’interminables négociations sur les droits d’auteur Death in Venice, l’ultime opéra de Benjamin Britten adapté de la longue nouvelle de Thomas Mann, voit le jour en 1973. Un temps contrarié par la sortie, deux ans auparavant, de l’épaisse version cinématographique de Luchino Visconti et par la maladie qui emportera bientôt le compositeur, le projet a abouti au prix d’efforts considérables. Britten est tout de même venu à bout de cette longue partition (environ deux heures quarante) pleine d’inventivité, aux mélodies entêtantes et aux atmosphères tour à tour méditatives et oppressantes, qui récapitule beaucoup de thèmes présents dans le reste de son œuvre : la mer, l’obsession de l’innocence, la sexualité contrariée, l’exploration de l’espace entre le rêve et la réalité, etc. La première a lieu lors du festival d’Aldeburgh (fondé par Britten) avec dans le rôle-titre d’Aschenbach le ténor Peter Pears, compagnon du compositeur.
Pourquoi Venise ? Demandez à Wagner, qui y trouva la mort, ou à Nietzsche, qui y trouva la folie ![access capability= »lire_inedits »] La Sérénissime, paradis sur terre et cité menacée à chaque instant d’engloutissement, traversée par un sirocco continu déplaçant les effluves nauséabondes de l’eau stagnante…  Cité des doges sublime, regorgeant de joyaux esthétiques, et son cimetière marin… Le vieil Aschenbach, écrivain allemand établi, cherche à se dépayser sur la côte adriatique et son périple le mène irrémédiablement à Venise. L’innocence et la beauté juvénile d’un adolescent polonais croisé dans le hall de son hôtel le projettent dans des abymes de mélancolie, mêlant trouble et introspection douloureuse sur sa jeunesse à jamais perdue. Le livret de l’opéra de Britten est très fidèle à la nouvelle de Mann ; après maintes déambulations sur les canaux et la plage, à la recherche de la jeunesse de Tadzio, le respectable homme de lettres est emporté par le choléra.
Pour les quarante ans de la création de Death in Venice, sort en DVD un remarquable long-métrage tourné en 1980 par le cinéaste Tony Palmer, jusqu’alors inédit, adapté de l’œuvre de Britten. Ni simple captation scénique de l’opéra, ni variation cinématographique lointainement « inspirée » de l’œuvre initiale, ce film met en scène (dans les somptueux décors naturels d’Aldeburgh, Suffolk, et Venise) la plupart des interprètes qui ont créé l’œuvre en 1973 – à l’exception de Peter Pears, trop âgé, remplacé ici par le ténor canadien Robert Gard.
Malgré un budget réduit (100 000 livres), ce film, original par son parti-pris de réalisme absolu et son choix de faire jouer les chanteurs et chanteuses lyriques dans les lieux mêmes où se passe l’action, réussit le pari d’être fidèle à l’esprit du dernier opéra de Britten et même mieux : suggestif. Les sobres images de Tony Palmer, tournées en 16 mm (et offrant un « grain » délicieux que l’on ne voit guère plus que dans les archives du temps jadis), ne font pas de Venise une « carte postale » touristique, mais le tableau tout à la fois majestueux et angoissant d’une ville où l’on vient se perdre pour être venu s’y retrouver.[/access]

Death in Venice, The opera by Benjamin Britten, Tony Palmer (Gonzo Multimedia).

Juin 2013 #3

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Vigilance maximale
Article suivant Mon DVD chez les nudistes
Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération