Dans la vidéo « Dear Daddy » réalisée par l’ONG Care et devenue virale en quelques semaines, la voix d’une fille occidentale (détail qui a son importance) encore en gestation dans le ventre de sa mère, interpelle son père en lui faisant l’inventaire de toutes les blagues et autres commentaires sexistes dont elle sera l’objet, mais aussi des agressions sexuelles, du viol et des violences conjugales auxquelles elle n’échappera pas. Et tout cela comme si un oracle plus implacable encore que celui qui amène Œdipe à tuer son père et à épouser sa mère le lui avait prédit. Comme si le seul fait de naître fille suffisait à prédestiner une existence à une inexorable série de violences et d’humiliations infligées par cette vaste et barbare catégorie d’êtres humains que sont… les hommes.
Ce que la vidéo cherche avant tout à mettre en exergue, ce sont les liens entre le sexisme ordinaire, souvent considéré comme anodin voire inoffensif par les hommes, et les violences sexistes, qui toucheraient une femme sur trois. Si sur le papier une telle cause ne peut a priori qu’être défendue, certaines manières de le faire se révèlent si maladroites et outrancières de pathos qu’elles en arrivent à produire l’exact effet inverse. C’est précisément le cas de cette vidéo qui, sous prétexte de dénoncer les violences faites aux femmes, en arrive à représenter un monde rudimentaire réparti en deux catégories : d’un côté les femmes, objets d’un désir frénétique et brutal, prédisposées au viol, de l’autre les hommes, brutes grossières dont l’humour douteux et souvent prépubère trahit immanquablement un instinct grégaire de bête machiste à tendance agresseur sexuel.
A celles et ceux qui n’auraient pas le temps ou la résistance psychique de se farcir ce psychodrame (ceci dit, j’encourage à le visionner et à tenir bon jusqu’à la fin), en voici quelques extraits :
« Parce que moi, je vais naître fille. Ce qui veut dire qu’avant mes 14 ans, les garçons de ma classe m’auront déjà traitée de salope, de pute, de connasse, de plein d’autres choses. »
Alors, je préfère te prévenir tout de suite cocotte, ils vont aussi te traiter de « chemin de fer » si tu portes un appareil dentaire, de « calculette » si l’acné fleurit sur ton petit minois contrit, de « coincée du cul » si tu ne ries à aucune de leurs blagues démentielles, de « lèche-cul » si tu as constamment l’index en l’air au premier rang de la classe… Bref, ils ne t’épargneront pas, non pas parce qu’ils ne t’aiment pas toi, fille, mais parce que c’est l’âge con, l’âge où l’on passe en revue les défauts (avant tout physiques) des autres, de peur de s’entendre cruellement pointer les siens. Ce n’est pas « gentil », certes, mais à moins de t’inscrire au CNED et de t’isoler chez toi, tu n’y couperas pas. En revanche, rien ne t’empêche de riposter avec un tant soit peu plus d’intelligence et de tenter ainsi de leur rabattre le caquet en pleine mue. Et ça, vois-tu, si tu as des parents suffisamment psychologues, ils t’inculqueront la confiance nécessaire pour le faire.
« Avant mes 16 ans, certains de ces garçons auront mis leur main dans mon pantalon, un soir où j’aurai tellement bu que je ne tiendrai plus debout. Et même si je dis non, ils rigoleront. Parce que c’est drôle, non ? »
Je ne sais pas si c’est « drôle », le sens de l’humour étant absolument relatif à chacun, en revanche, peut-être que tu devrais éviter d’être bourrée comme un trou avant même d’avoir 16 ans, non ? Et peut-être que ce dont ton père, mais aussi ta mère, devraient te mettre en garde c’est plutôt, je ne sais pas moi, les effets nuisibles de l’alcool sur ton petit corps en pleine mutation, par exemple…
« Si tu me voyais ainsi papa, tu aurais tellement honte. Parce que je suis ivre. Pas étonnant que je sois violée à 21 ans. »
En l’occurrence, si, c’est assez étonnant. Tu n’es pas la première à sortir et à te retrouver ivre à 21 ans et s’il y a, certes, des contextes qui dérapent tragiquement (des mauvaises rencontres au mauvais endroit au mauvais moment qui créent des traumatismes durables), il n’y a a priori pas d’effet de causalité systématique entre une ébriété de soirée et un viol physique. Et ton papa n’aura pas « honte », il sera scandalisé et mortifié comme devrait l’être toute la société, non pas parce que l’un des deux est responsable mais parce que le viol est un crime sordide qu’on ne souhaite à personne, encore moins à sa fille.
Pour conclure, enfin, sa litanie pleine d’invocations adressée à son père « tout-puissant », la voix finit par une dernière supplication qui achève d’illustrer la posture absolument déterministe de victime dans laquelle elle se glisse, toute seule, puisque n’étant pas encore née, aucun mal ne lui a encore été fait (ce que, malgré son air plaintif insupportable, on ne lui souhaite pas pour autant) :
« Mais mon cher papa, je vais naître fille. Je t’en prie, fais tout ce qui est en ton pouvoir pour que ça ne reste pas la plus grande des menaces pour moi. »
Bon, c’est là que j’aimerais intervenir un peu plus sérieusement. Toi qui visiblement t’apprêtes à naître dans un pays dit « riche et civilisé » (Norvège ? Royaume-Uni ?), tu vas sans doute, en grandissant, tomber plusieurs fois dans tes livres d’école sur cette fameuse phrase que tu mettras peut-être même en couverture de ton agenda au collège : « On ne naît pas femme, on le devient. » C’est Simone de Beauvoir qui a écrit ça, dans le Deuxième Sexe, en 1949 – quand les vidéos n’étaient pas encore virales et que les fœtus ne dispensaient pas de longs sermons moraux. Simone de Beauvoir était une intellectuelle et militante du XXe siècle, une féministe qui craignait d’avantage d’être reléguée aux fourneaux sans la possibilité de s’instruire, de s’exprimer ou de voter, que de se faire doigter, ivre, en pleine adolescence, par un boutonneux qui aurait trop regardé Youporn.
Et vois-tu, après t’avoir écoutée pendant cinq longues minutes exposer toutes les affreuses menaces qui pèsent comme autant d’épées phalliques au-dessus de ton vagin – pour l’unique « tort » d’en avoir un –, j’ai eu l’envie de détourner l’aphorisme de Simone et de te dire : « On ne naît pas victime, on le devient. » Toi qui es persuadée que le sort, qui t’a voulu de sexe féminin, t’a réservé bien des déboires, qui pourront aller d’un simple regard aguicheur à une tournante non consentie, j’ai envie de t’avertir de quelque chose qui pourra t’être utile : il se trouve que, dans la vie, les forces et les faiblesses, la plupart du temps, ne sont pas distribuées dans notre patrimoine génétique. Non, on s’en empare, on les construit au fil de nos expériences. On a, en tant que filles de « pays modernes et civilisés », souvent le pouvoir et la chance inestimables de décider qu’un regard nous a plu ou au contraire menacé, qu’une phrase nous a charmée ou qu’elle nous a humiliée, qu’un geste nous a caressé, ou qu’il nous a blessé. On ne le décide pas toujours certes (et dans ces cas-là il faut réagir, lutter, prévenir et guérir), mais dans l’ensemble des situations de la vie courante on peut néanmoins recevoir une attitude qui nous est adressée avec pondération, l’interpréter avec discernement, et réagir de manière appropriée, à savoir la rendre, la réajuster, ou la contester. A moins qu’en qualité de fœtus, tu ne sois définitivement résolue à croire que la femme restera un mollusque bringuebalé dans des eaux nauséabondes jusqu’à sa mort. Mais alors là, vois-tu, nos conceptions divergent catégoriquement et je pense même que, avant de prendre des doigts inopportuns dans tes profondeurs vaginales, il faudrait que tu apprennes à mettre un peu moins le tien dans ton petit œil encore fermé.
Et toi qui t’apprêtes donc à avoir accès à un système de soins, d’éducation mais aussi de divertissement et très probablement d’instruction civique et éthique, puisque ton pays a fait de tous ces aspects des droits fondamentaux, laisse-moi également te rappeler qu’un peu plus loin de chez toi – mais pas tant que ça non plus – vivent des filles du même âge que toi, c’est-à-dire des fœtus, qui malheureusement sont nettement moins geignardes et tragiquement plus silencieuses que toi. Et ces mêmes filles à l’état de fœtus, si elles avaient la possibilité d’alpaguer leur papa, elles ne leur diraient sans doute pas, comme toi : « Mon cher papa, je sais que tu me protégeras contre les lions, les tigres, les armes, les voitures et même les sushis. » Non elles, si elles avaient les moyens de faire des vidéos avec un Canon 5D, un étalonnage léché et une musique mélo, comme toi, quelque chose me dit qu’elles supplieraient probablement l’enveloppe utérine qui les contient de se détruire avant qu’elles ne soient expulsées du ventre de leurs mères, qui elles aussi probablement serrent les jambes. Et, vois-tu, c’est plutôt ces fœtus-là que j’aimerais entendre, aujourd’hui, en 2016, et à eux que j’aimerais donner une chance d’avoir le quart de tes craintes existentielles et le centième de ce dont tu t’apprêtes à jouir dans ta société – où la plus grande crainte qu’a ta mère en te couvant, c’est visiblement de faire une indigestion de sushis…
Par ailleurs, toi qui es persuadée, avant même d’être née, que ta condition à venir de femme sera « la plus grande menace » de ton existence, te rends-tu compte qu’en plus de t’attribuer toute-seule une vulnérabilité supplémentaire (celle qui consiste à se sentir victime avant même qu’un mal quelconque n’ait eu lieu), tu stigmatises toute une génération d’hommes qui n’auraient sans doute jamais pensé à te faire du mal ni à te manquer de respect mais qui, se sentant d’emblée envisagés comme un potentiel de nuisance à ton égard, auront sans doute la tentation de se retrancher dans ce qui fait nos différences apparentes ? En pensant prendre le mal à la racine et prévenir plutôt que guérir, tu as déjà réparti les rôles des victimes et des bourreaux et scellé le scénario. Dans ta prophétie manichéenne, ponctuée de drames et empreinte de fatalisme, comment croire à une alternative envisageable ?
A mon tour, je me permets de te faire part de ma modeste expérience (et pas embryonnaire pour le coup, j’ai 26 années achevées à mon actif, je n’en suis plus à triturer langoureusement mon placenta !) : je ne sais pas quel genre d’hommes tu t’apprêtes à côtoyer mais, en ce qui me concerne, j’aime croire que la plupart de ceux que je fréquente ou que je rencontre – quels que soient leur âge, leur milieu social, leur religion ou leur niveau d’éducation – sont des hommes qui, parce qu’ils respectent leur prochain en général, savent respecter une femme, et qui ne voient pas le monde comme un énorme terrain de chasse à moitié peuplé de salopes aguicheuses sous les jupes desquelles il faut à tout prix fourrer les extensions qui leur sont propres. Ce sont des hommes qui, pour l’immense majorité, savent considérer la femme comme un sujet respectable – et pas tel un objet primaire de libido exacerbée. Et j’aime croire que la plupart de ces hommes savent observer, écouter, sentir et ne sont pas tous dénués de sensibilité ou de considération. Enfin, je crois que pour l’écrasante majorité d’hommes qui n’ont jamais traité une femme de pute, ni violé l’une d’elles et qui ne songent absolument pas à le faire, ce doit être un poids lourd à porter que de sentir un regard empli de scepticisme et de préjugés braqué sur soi en permanence, du simple fait d’être un homme. N’est-ce pas ce regard réducteur qui perpétue la société sexiste que tu sembles conspuer si fortement depuis tes eaux utérines ?
J’aimerais, petit avorton mercenaire, finir avec une question que tu trouveras sans doute trop romantique – et donc à tous les coups machiste – mais à laquelle toi qui visiblement aimes sortir, t’amuser, boire et te présenter sous ton meilleur jour, pourras certainement répondre. Quand on se fait jolies pour sortir, jambe cambrée, paupière étirée, lèvre ourlée, taille marquée, tout ça… c’est pour qui au juste ? C’est avant tout pour soi, oui, certes, pour se sentir belle, bien dans sa peau… Mais l’extension de ce sentiment de bien-être, de cette confiance en soi, quel effet plus général cherche-t-il à provoquer ? Certainement pas des remarques désobligeantes qui nous donneraient presque envie de souscrire à Ni putes ni soumises, on est bien d’accord, encore moins une main offensive qui s’abat lourdement sur notre arrière-train citadin, évidemment ! Mais est-ce qu’il n’y a pas aussi, en filigrane, comme effet escompté, le plaisir de laisser dans notre sillage une certaine aura, une volupté, un charme féminins, qui feraient que même lui, cet inconnu au coin d’une rue, même eux, ces étrangers à une terrasse de café, nous remarqueront, nous regarderont, nous contempleront l’espace de ces quelques secondes souvent fugaces – mais pas nécessairement sauvages, encore moins préludes d’un viol ?
Est-ce qu’à force de rabâcher aux hommes la sempiternelle injonction : « Baisse les yeux, je ne suis pas un bout de viande » (ce qui est vrai !), on ne prend pas le risque de leur sceller les paupières et de leur emplâtrer la bouche et qu’ils n’osent alors plus nous regarder, encore moins nous adresser un compliment, un vrai – ceux qui, par un subtil mélange de maladresse et d’envoûtement, nous font rougir sans pour autant nous dénuder de force ?
Crois-tu que l’on puisse vraiment, avec ce genre de vidéos, conditionner la moitié de la société à vivre dans la crainte de l’autre moitié et tout considérer à travers le prisme binaire homme/femme, qu’une libido déchaînée orchestrerait ? Est-ce dans la paranoïa et l’extrapolation de la moindre blague immature qu’il faut accueillir les prochaines générations de filles à venir ? Ton petit teasing existentiel partait d’une bonne intention, j’en conviens, mais il ne fait rien d’autre que réduire les femmes au rang de victimes en puissance et les hommes à des brutes primitives. Et par la même occasion il atteste du degré d’obsession de la « sensibilisation » de nos sociétés qui ne savent visiblement plus distinguer la légèreté de la gravité, l’anodin du danger… et qui aurait tout à gagner à faire du féminisme une posture de confiance et de force, et non un état de paranoïa constant, qui commence au moment de la fusion des gamètes.
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