La valeur n’attend pas le nombre des années. Les valeurs financières, non plus. Pour preuve, à 31 ans, le Français Jérôme Kerviel est suspecté d’avoir accompli le plus gros braquage du siècle en faisant perdre 4,9 milliards d’euros à la Société-générale-votre-argent-nous-intéresse. A vrai dire, il s’agit d’un braquage de Pieds Nickelés, puisque ni Croquignol ni Ribouldingue ni Filochard ne profitent du crime.
L’indélicatesse est certainement la pire faute qui soit. Celle, tout d’abord, de la Société générale qui n’a pas eu la politesse d’attendre que Jérôme Kerviel parvienne à une somme bien ronde. Avouez que 5 milliards, ça aurait fait moins mesquin qu’une décimale qui flotte.
A la rigueur, Kerviel aurait fait perdre 4 milliards et demi à la Société générale, passe encore. Mais ce petit dixième de milliard manquant, ça sent l’amateurisme ; ça ne fait pas très sérieux, pas très Financial Times ni International Business School : ça fait Arpagon du village, province, emprunt russe, magot de vieille douairière caché sous le matelas.
A l’heure où la France entre avec joie et allant dans la modernité d’un kennedyanisme triomphant (après Jackie, Marylin), cette triste affaire fait revenir sur le devant de la scène un pays à la Flaubert, où l’on chipote sur la décimale quand on aurait pu faire dans le beau, le rond et le gros milliard.
Il y a aussi l’indélicatesse des journalistes qui parlent de « trader fou » pour jeter un opprobre immérité sur Jérôme Kerviel. A-t-on jamais vu un trader sain d’esprit ? Un trader, par nature, c’est frapadingue, ça s’excite, ça vous pousse de petits cris aigus à la simple vue d’une calculette.
Avant de me marier avec Willy, je suis sortie trois ans avec un trader de Francfort. Une erreur de jeunesse. Quand il rentrait le soir à la maison, ôtait sa ridicule chemise bleue à col blanc et venait se coucher à mes côtés, il fallait que je lui susurre à l’oreille les parités du mark avec le yen, le dollar, la livre sterling, le franc et la lire, pour qu’il consente à se mettre en action (l’euro a dû simplifier le métier aux femmes de traders). Puis, quand il sentait approcher le moment le plus critique (et le plus délicieux) de l’acte, il se prenait à crier : « Ich kaufe, kaufe, kaufe, kaufe… » (J’achète) Il imitait tellement bien la locomotive avec ses « kaufe » à répétition que je suis certainement la seule femme au monde, avec quelques suicidées, dont on ne peut même pas dire que le train ne leur est pas passé dessus. Il a été interné depuis.
La troisième indélicatesse est celle des banquiers. Leur jalousie fait peine à voir : depuis quelques jours ils se répandent en mines attristées et parlent de Jérôme Kerviel comme du déshonneur de toute une profession…
Pensez ! A 31 ans, ce petit gars plein de promesses leur en a redonné à voir, eux qui se contentent de vous pourrir la vie pour cent euros de découvert non-autorisé, alors qu’ils pourraient avoir la décence de vous déranger quand votre découvert atteint les 4,9 milliards d’euros.
Le petit Jérôme m’a convaincue au moins d’une chose : demain, j’ouvre un compte à la Société générale. Ça le fera bien venir, le krach.
Traduit de l’allemand par l’auteur.
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