Bien que s’étant déroulées à mille kilomètres de distance, les deux élections municipales partielles de Perpignan et de Hénin-Beaumont sont révélatrices du poids du clientélisme dans les mœurs politiques françaises, au moins au niveau local. À Perpignan, le maire sortant, Jean-Paul Alduy, invalidé après le scandale des bulletins dans les chaussettes d’un de ses sbires lors des municipales de 2008, fait un triomphe avec plus de 53 % des voix au deuxième tour. À Hénin-Beaumont, dans le Nord, le FN avec Marine Le Pen arrive largement en tête du premier tour, avec près de 40 % des voix, et a de bonnes chances de l’emporter au second. À première vue, on pourrait en conclure qu’à Perpignan les électeurs ont sanctionné les mauvais perdants, comme c’est souvent le cas dans de telles circonstances, et qu’à Hénin-Beaumont, le Front National bénéficie de l’effet « tous pourris » après la mise en examen et l’incarcération du maire PS Gérard Dalongeville.
Comme toujours, c’est plus compliqué : les deux résultats peuvent aussi être mis sur le compte de la permanence du clientélisme comme élément structurant du comportement politique des électeurs de ces deux villes. À Perpignan, les malheurs de Jean-Paul Alduy, dont la presse nationale a fait ses gorges chaudes, ont eu l’effet inverse de celui escompté par les moralisateurs autoproclamés de la vie politique française : cela a soudé les Perpignanais autour de leur maire attaqué par « ceux de Paris ». Le récent suicide en prison du maire d’une commune voisine, Saint-Cyprien, accusé de malversations dans le cadre de la gestion municipale a conforté le sentiment, dans le bon peuple catalan, que des édiles appréciés de la population étaient en butte à une persécution judiciaire et médiatique exercée par une bureaucratie sans âme ou des journalistes sans foi ni loi.
Jean-Paul Alduy, 67 ans, est un parfait exemple de ces rejetons de dynasties locales qui impriment leur marque à la vie politique de quelques villes de France, comme les Baudis à Toulouse ou, jadis, les Médecin à Nice. Il est fils de Paul Alduy, ancien directeur de cabinet de Guy Mollet, maire, puis député de Perpignan de 1959 à 1992, et c’est tout naturellement qu’il lui succèdera après une crise et la dissolution du Conseil municipal en 1993. L’opportunisme, le népotisme, le clientélisme se pratiquent dans la famille comme l’équitation chez les Windsor : Paul Alduy quitte la SFIO en 1972 pour rejoindre les démocrates sociaux (ancêtre du MODEM) et Jean-Paul Alduy, d’abord élu sous l’étiquette UDF, passera à l’UMP en 2002. On peut supposer que son fils, qui devrait, en bonne logique, récupérer la mairie de Perpignan en 2014, recommencera le cycle en se présentant sous les couleurs du PS…
Décédé en 2002, Paul Alduy avait été sévèrement condamné en 1997 et privé pour cinq ans de ses droits civiques pour avoir fait bénéficier son épouse d’un emploi fictif au centre communal d’action sociale de Perpignan. La présence d’une forte communauté de gitans sédentarisés au centre-ville a alimenté les rumeurs, toujours démenties avec la plus grande énergie par les intéressés, de l’achat de « blocs de voix » dans ce secteur par les Alduy père et fils. Ces pratiques avaient fait l’objet d’un livre écrit par une journaliste du New York Times, Fernanda Eberstadt, Le chant des gitans, dont l’édition française, parue en 2007 chez Albin Michel, fut fortement édulcorée sous la pression de Jean-Paul Alduy.
À part ça, Jean-Paul Alduy est un homme brillant, polytechnicien sorti dans la botte, et son épouse, Dominique, ancienne directrice générale de France 3 et ancienne administratrice générale du Monde sous Jean-Marie Colombani, est une femme charmante, cultivée et compétente.
Mais voilà, dès lors que des traditions ancestrales, remontant à l’époque romaine, sont encore ancrées dans les mentalités de cette France occitane, on n’échappe pas à la fatalité clientéliste.
Il n’y a pas qu’au sud de la Loire que ces pratiques se perpétuent : moins familiales, mais plus claniques et proto-mafieuses, elles peuvent s’observer dans les pays de langue d’oïl et notamment chez les Chtis, où la domination politique de la SFIO puis du PS a transformé un système de solidarité mutuelle, mis en place au XIXe siècle pour faire face aux aléas de la vie et aux vilénies patronales, en une machine politique et électorale. Le pouvoir local distribue emplois municipaux, logements et autres sucres d’orge pour asseoir sa domination et garantir aux élus qu’ils seront reconduits par ceux qui en ont bénéficié et par ceux qui espèrent que ce sera bientôt leur tour. Ce qui est arrivé à Gérard Dalongeville à Hénin-Beaumont est à mettre sur le compte de l’hubris qui s’empare de ceux qui croient qu’ils peuvent tirer infiniment sur la corde sans que la sanction judiciaire ou politique vienne les frapper. Il n’est pas certain que Dalongeville, s’il avait pu se représenter dimanche devant ses électeurs, n’eût pas été réélu, comme, par exemple, Patrick Balkany, qui récupéra facilement son siège de maire de Levallois après avoir purgé sa peine d’inéligibilité pour diverses malversations dans le cadre de ses fonctions. C’est la révolte des « clients » privés de leur dispensateur habituel d’avantages et de passe-droits qui s’est traduite, à Hénin-Beaumont, par le vote massif en faveur du Front national.
Si l’on veut se faire une petite idée de l’évolution possible de ce système lorsqu’il n’est pas, de temps en temps, tempéré par une intervention administrative, judiciaire ou médiatique, il suffit de passer la frontière belge toute proche et d’observer le fonctionnement et les mœurs du PS wallon, qui domine la région depuis plus d’un demi-siècle. Il n’est pas possible d’obtenir le moindre emploi public sans être « encarté » au PS, qui, grand prince, en laisse quelques-uns aux affidés d’autres formations politiques avec lesquelles il fait tour à tour alliance. Dans les années 1980, les luttes internes pour le pouvoir au sein du PS de Liège ont provoqué l’assassinat d’André Cools, le boss politique de la région, par des tueurs recrutés par des Siciliens en Tunisie. L’accumulation de scandales frappant des dirigeants du PS en Wallonie n’a eu qu’un effet mineur sur ses résultats électoraux de juin 2009. S’il perd 4 %, il demeure, avec 32 % des voix, le premier parti de Wallonie et le maître d’œuvre de toute coalition de gouvernement.
En réalité, le clientélisme est à la démocratie ce que le gui est au chêne : à dose normale, il n’empêche pas l’arbre de prospérer et présente même un avantage décoratif, mais il risque de l’étouffer s’il devient par trop envahissant.
C’est un dommage collatéral de la décentralisation et des pouvoirs accrus délégués par l’Etat aux collectivités locales, dont les élus sont, c’est humain, tentés d’assurer leur position par des distributions ciblées de petits et gros cadeaux. Dans le vocabulaire crypté de ce petit monde, cela s’appelle les « crédits cantonalisés », attribués par le Conseil général à tous ses membres pour qu’ils puissent jouer les pères Noël dans les communes de leur canton, arrosant ici un maire, là une association, en fonction des retombées électorales possibles. Dans ma Haute-Savoie, on appelle cela la « boîte à sucre ».
Alors quel remède, à supposer qu’il en faille un ? La réduction du « millefeuilles » des collectivités territoriales proposée par la commission Balladur est un pas dans le bon sens, car en diminuant d’un tiers le nombre des élus locaux, elle tarit la source clientéliste dans la même proportion. Mais cela ne suffira pas. Une conversion de la fille aînée de l’Eglise au protestantisme serait certes plus efficace, car le clientélisme est rarissime en terre luthérienne, mais cela semble hors de portée, du moins dans l’immédiat.
Photo de Une, Procession de la « Sanch » à Perpignan, Midnight Digital, flickr.
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